Commentaire: MORS de HUGO
Publié le 16/09/2006
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Mors
Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule, L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx. Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux Tombaient; elle changeait en désert Babylone, Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône, Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux. Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être. Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître? -- Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas; Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats; Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre; Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit; Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. Derrière elle, le front baigné de douces flammes, Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.
Mars 1854.
Victor Hugo, Les Contemplations (1856)
Ce poème apparaît dans le quatrième livre des Contemplations, à la suite de « Demain, dès l'aube... « et de « A Villequier«, évocation du cimetière dans lequel reposait Léopoldine (voir le commentaire de «Demain, dès l'aube... «).
Bien que sept années séparent la composition de « Mors « et celle des deux autres poèmes, on trouve dans les trois textes une sensibilité commune, qui explique sans doute leur regroupement. Victor Hugo y exprime en effet, de façon différente, le même apaisement. Derrière la douleur et l'angoisse, on sent poindre l'acceptation, la soumission face à la mort.
En mars 1854, Léopoldine est morte depuis onze ans et, sous l'influence de son amie Delphine de Girardin, Hugo s'adonne depuis six mois aux expériences de tables tournantes qui lui paraissent confirmer l'existence d'un monde des esprits. « Pourquoi nier le monde intermédiaire ? Pourquoi trouver surnaturel ce qui est naturel ? écrit-il au sceptique François-Victor, le 27 avril, à propos des séances spirites. Pour moi le surnaturel n'existe pas : il n'y a que la nature. Oui, il est naturel que les esprits existent. «
Quelques mois plus tard, en 1855, Victor Hugo composera le long poème « Ce que dit la Bouche d'ombre «, dans lequel il affirme sa vision presque mystique d'un univers dans lequel « Tout est plein d'âmes. «
«
mots «Noir» et «crépuscule» baignent la scène d'une obscurité imprécise, d'une « ombre » où les objets se distinguent mal (cf.
vers 4).
La précision « laissant passer» (vers 3) ajoute un élément de réalisme affreux, en nous faisant voir les trous entre les os du squelette.
Dans cette pénombre se détache seulement « la lueur de la faux »,l'éclat métallique de la lame en action.Le vers 5 introduit un second personnage, « L 'homme » qui regarde la faucheuse.
Il ne s'agit apparemment pas dunarrateur, qui se situe en dehors du tableau qu'il contemple ; mais plutôt d'un personnage symbolisant l'humanitétout entière.
Notons que ce personnage est «Dans l'ombre », au second plan.
C'est bien la faucheuse qui constituel'essentiel de la vision.
Les mots «suivait des yeux » indiquent que la faux est en perpétuel mouvement.Ces cinq vers d'ouverture nous ont donc fait voir, par un élargissement progressif du décor, le personnage principal,le site, l'action et l'ambiance sombre baignant la scène, avant de nous révéler un témoin.
Le plan général est installé: le poète peut passer à la seconde partie de sa description.
Les ravages de la Mort
Les vers 6 à 18 nous livrent un tableau sinistre des ravages exercés par la Mort sur toute la surface de la Terre.
Cetableau peut lui-même se décomposer en trois mouvements : métamorphoses dues à la Mort, révolte etincompréhension devant elle, universalité de son action.Les métamorphoses se déploient du vers 6 au vers 10.
Elles s'ouvrent par la destruction des grands, des puissants.Le vers 6 marque, par la répétition « triomphateurs - triomphaux », une insistance mettant en relief le terrible «Tombaient », dont le rejet au vers 7 donne l'impression d'une chute sourde.
Puis vient le verbe « elle changeait »,que suit une longue énumération de transformations.
Babylone, la ville orgueilleuse, est anéantie.
Les choses lesplus précieuses, « roses » ou « or », se muent en déchet, «fumier » ou «cendre ».
Le renversement des valeurs, lebouleversement général produit par la Mort est rendu par le vers 8, qui marie chiasme et antithèse :«Le trône en échafaud // et l'échafaud en trône,»
Les notions de révolte et d'incompréhension sont introduites au vers 10 par le chagrin des mères dont les enfantssont morts.
L'image des yeux maternels changés « en ruisseaux » par les larmes constitue la dernière métamorphose, et fournit une transition vers l'idée exprimée aux vers 11-13.
Ce thème de la mort d'un enfant est une véritable obsession pour Victor Hugo, qui vécut plusieurs fois ce drame defaçon directe ou indirecte.
Cette mort est à ses yeux, nous le verrons plus loin, la suprême injustice.
C'est donctout naturellement qu'il y recourt pour représenter l'incompréhension douloureuse que chacun peut ressentir devantune disparition.
On remarque d'ailleurs que les vers 11-12 vont du particulier au général.
Si le vers 11, avec l'expression « petit être », ne peut s'appliquer qu'à des enfants, en revanche la question formulée au vers 12 a la portée la plus large.
Elletraduit l'interrogation qui surgit devant toute mort, quelle qu'elle soit.
Le parallélisme de la phrase, scandé par larépétition du mot «pour », met en relief l'antithèse «mourir/naître » et souligne ainsi l'apparente absurdité de la destinée humaine :
"Pour le faire mourir, // pour quoi l'avoir fait naître?"
Notons aussi que la phrase la plus classique, du point de vue grammatical, serait : « Pourquoi l'avoir fait naître, sic'était pour le faire mourir ? » Hugo utilise une inversion, plaçant le second terme de la phrase avant le premier, afin de concentrer l'expression et de mettre en avant, en commençant par lui, le « scandale » que représente lamort.
A cette incompréhension universelle devant la mort ne peut succéder que le chagrin, lui aussi universel : « Ce n'était qu'un sanglot ».
Cette formule, ouvrant le vers 13, fournit ainsi à Victor Hugo sa transition vers le troisième mouvement de cette seconde partie.
En effet, les vers 13 à 18 nous montrent la Terre entièresoumise à la loi de la «faucheuse ».
Dès le vers 13, le sanglot des «femmes » s'élargit et semble surgir de partout, «sur terre, en haut, en bas ».
Les victimes se multiplient : d'abord un pluriel («Des mains »), puis une multitude (« sans nombre »), puis plusieurs multitudes ( « Les peuples ») qui paraissent représenter toute la population de la Terre.
Mais devant la Mort, toutes ces victimes sont équiva lentes : « Les peuples » ne forment qu'un seul et unique « troupeau ».
En même temps qu'elle s'élargit à toute l'humanité, l'évocation se fait de plus en plus angoissante, de plusen plus réaliste.
Le poète voit maintenant, tendant « Des mains aux doigts osseux », des agonisants dont les «grabats » suggèrent la condition misérable, par opposition aux « triomphateurs » du vers 6.
Les allitérations en « s » et en « r» du vers 14 traduisent les grincements et les raclements des os (on aurasoin, à la lecture, de prononcer les liaisons pour mieux faire ressortir cet effet) :
«Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats; »
tandis qu'au vers 15, la diérèse sur le mot « bruissait » nous fait entendre le froissement des linceuls agités par ce « vent froid » qui accompagne la mort :.
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