Commentaire: Le chêne et le roseau de La Fontaine et Anouilh
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
« Le Chêne et le Roseau «, Fables, (1693), Jean de La Fontaine
Le Chêne un jour dit au Roseau :
« Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du Soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphir.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l'orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La Nature envers vous me semble bien injuste.
- Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts
« Le chêne et le roseau «, Fables, (1962), Jean Anouilh
Le chêne un jour dit au roseau :
« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette fable ?
La morale en est détestable ;
Les hommes bien légers de l'apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop,
Le pli de l'humaine nature ? «
« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de roseau)
Pourrait vous prouver, d'aventure,
Que nous autres, petites gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. «
Le vent se lève sur ses mots, l'orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.
« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé -
Il se tenait courbé par un reste de vent -
Qu'en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis ce mot avant)
Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? «
On sentait dans sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne. «
«Le chêne un jour dit au roseau... «: d'entrée de jeu, Anouilh met ses pas dans ceux de La Fontaine en reprenant ce vers dont la limpidité nous introduit dans le monde intemporel (« un jour«) et merveilleux de la fable que décrivait La Fontaine lui-même: «J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau. J'ai poussé plus avant: les arbres et les plantes Sont devenus chez moi créatures parlantes.« (II, 1)
«
Anouilh sort de sa réserve et prend ouvertement parti pour le chêne.
Il condamne les propos rancuniers du roseau(« Il ne se fût jamais permis ce mot>)) et en fait un portrait négatif (« morne», « narguait», « sa haine»).
Aucontraire il trouve des qualificatifs valorisants pour le chêne: c'est un « géant », « beau » et « fier ».
Son agonieest celle d'un héros épique,— amplifiée par les hyperboles « mille morts», « mille peines» — qui peut nous fairepenser à celle de Roland à Roncevaux...
[2.
Les personnages: ressemblances et différences]
Les deux fables ont donc des structures assez proches.
Qu'en est-il des personnages?
[2.1.
Des végétaux personnifiés]
La personnification des végétaux est poursuivie jusqu'à la fin de l'une
et l'autre fable: certes, la tempête «déracine» le chêne de La Fontaine, ce qui nous rappelle sa vraie nature, maisdans les deux derniers vers, il est question de nouveau de sa «tête » et de ses « pieds».
L'absence de majusculechez Anouilh à «chêne» et à « roseau)) ne remet pas en cause l'humanisation des deux végétaux: le chêne souffre,sourit et c'est lui qui, au sens propre, a le dernier mot: «je suis encore un chêne».
[2.2.
Des caractères assez proches]
De même, la réécriture de la fable par Anouilh ne modifie pas fondamentalement l'opposition des caractèresmanifestée chez La Fontaine.
On dira plutôt que les traits des caractères sont accusés, grossis, infléchis de façon àdonner une autre portée à la fable.
[2.2.1.
Le Chêne de La Fontaine et le chêne d'Anouilh]
L'attitude du Chêne de La Fontaine à l'égard du Roseau sera jugée, selon les lecteurs, compatissante (le Roseau leremercie de sa «compassion ») ou paternaliste, mais il ne semble pas mépriser le Roseau.
La modestie n'est certespas sa principale qualité: doit-on pour autant parler d'orgueil ? Disons qu'il a une totale confiance en lui : sesrodomontades de fier à branches peuvent agacer...
Il s'écoute parler mais ne manque ni d'éloquence ni de poésie:une comparaison impressionnante avec le « Caucase », une périphrase d'une exquise délicatesse « les humidesbords du Royaume du vent», une opposition vigoureuse.
«Tout vous est aquilon; tout me semble zéphyr.»
Après tout, La Fontaine lui-même, dans les deux derniers vers de la fable, surenchérit sur l'« auto-évaluation'> duChêne...
Le chêne d'Anouilh est plus amer: c'est un moraliste désabusé, un misanthrope qui méprise ces « hommes légers »et leurs « marmots ».
Véritable La Rochefoucauld de la forêt, il pratique l'art de la maxime pessimiste « Plier, plier.„ »et meurt avec une grandeur, une dignité toute stoïcienne.
[2.2.2.
Roseau et roseau...]
Le Roseau de La Fontaine ne s'en laisse pas imposer par les effets de branches du Chêne mais pas de persiflage: unpeu d'ironie tout au plus quand il félicite l'arbre pour son « bon naturel ».
Les faits lui donneront raison mais on nel'entend pas accabler le vaincu: pas de triomphalisme indécent.
Économe de son énergie et de ses mots (il dit 7 versalors que le Chêne en dit 14), ce judoka des marais a le sens de la formule oratoire: «Je plie et ne romps pas.»
Quelle aigreur au contraire chez le roseau d'Anouilh...
Son humilité et sa modestie sont trop appuyées pour êtrehonnêtes et sincères.
En fait, il ne prend pas à son compte les vers 11 à 13, mais reproduit les jugements de «certains orgueilleux », allusion qui vise évidemment le chêne...
Le plus orgueilleux des deux n'est pas nécessairementcelui qu'on croit ! Haineux et rancunier, il nargue le chêne abattu car il a cru que l'autre le « narguait ».Susceptibilité mal placée, jalousie, lâcheté insolente, ce roseau n'est décidément pas sympathique.
Cet infléchissement des caractères correspond à une différence dans la visée démonstratrice des deux fabulistes.
[3.
Des morales opposées]
[3.1.
Une morale de la souplesse et de l'adaptation]
La Fontaine apporte un premier approfondissement à la morale de son modèle, le fabuliste grec Ésope.
«La fable montre que face à plus fort que soi
Rivalité ou résistance ne sont pas de mise.»
Ésope propose ici de simples conseils de vie, des observations objectives sur les rapports de force dans l'existence.La Fontaine donne une tout autre dimension à sa fable: c'est une allégorie de l'opposition des classes au xvile, de lacondition des grands et des...
petits.
Un lecteur de Pascal y trouverait des échos de sa réflexion sur le pouvoir des.
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