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Commentaire de texte: Raymond Queneau - « En cas d'arrêt même prolongé »

Publié le 05/09/2012

Extrait du document

Avant même l'apparition des fantômes, une certaine angoisse est déjà perceptible. En effet, la troisième strophe semble nier la présence de toute vie comme le souligne la répétition anaphorique de « pas « dans les vers suivants : « pas un bateau qui bouge/ pas un pêcheur dans l'eau/ pas un falot «. D'ailleurs, ces références au monde de la mer apparaissent ici bien incongrues et présentent une incohérence, par rapport au contexte, un peu inquiétante. Surtout, les fantômes offrent une vision assez effrayante. Ils évoquent clairement le monde de la mort comme l'indiquent les termes suivants : « catacombes « et « Dies irae «, ou encore les deux détails physiques réalistes et crus qui leur donnent à tous le même visage : ils ont « les dents longues et le nez creux «. Ils se livrent en outre à une danse macabre angoissante, qui mêle aléatoirement chant révolutionnaire, litanie religieuse et poésie médiévale. Si l'incohérence de ces références peut avoir quelque chose d'amusant, elle semble aussi révéler, de façon plus troublante, que dans la mort les distinctions culturelles et chronologiques des vivants n'ont plus de sens. Le caractère sautillant et désordonné de leur apparition est encore renforcé par la grande variété de vers utilisés pour la relater, on trouve ainsi dans la strophe centrale un vers de treize syllabes, et un de onze, deux décasyllabes, trois heptasyllabes, un hexasyllabe et un octosyllabe. Enfin, la présence répétitive des nasales, avec les assonances en [on] et [an] dans les vers suivants : « ils vont de large en long/ arpentant les wagons «, suggère aussi le malaise provoqué par l'invasion des fantômes.

« l'univers des songes ? Finalement, l'essence de la poésie n'est-elle pas de rechercher l'émotion en transfigurant la réalité du monde ?I.

L'intérêt d'une poésie exprimant le monde1.

Une peinture de la modernité voire de la trivialitéÀ l'instar des autres formes d'art, on peut attendre de la poésie qu'elle représente elle aussi le monde qui nous entoure, dans ses évolutions comme dans sa réalitéparfois crue.

Déjà, Du Bellay décrivait avec un grand réalisme les rues de Rome et leurs habitants dans son recueil des Regrets.

Surtout, les poètes modernes ont cecide fascinant qu'ils rejettent tout tabou et refusent de se cantonner aux sujets nobles.

Ainsi, Baudelaire ose aborder des sujets extrêmement crus dans ses poèmes etdécrit sans détour la décomposition au bord d'un chemin d'une « charogne » dans le poème du même nom qui fait partie des Fleurs du mal.

Le thème est d'ailleursd'autant plus choquant qu'il s'inscrit dans un poème aux allures de promenade galante.

En outre, les poètes ne manquent pas de talent pour se faire les « peintres de lavie moderne », pour reprendre l'expression de Baudelaire.

Leur capacité à rendre compte du mouvement trépidant de la modernité est remarquable.

Apollinaire ouvreainsi son recueil Alcools par « Zone », qui évoque la « tour Eiffel », symbole de l'ère industrielle, et décrit les rues de Paris avec les « automobiles », « les prospectusles catalogues les affiches ».

Le poète affirme donc avec une certaine provocation que la réalité et le prosaïsme du monde moderne font magistralement irruption dansla poésie.

Les poètes savent donc admirablement s'approcher du réel dans toute son étendue, allant parfois jusqu'à s'y engager.2.

La poésie engagéeLa poésie peut s'avérer émouvante lorsqu'elle est capable de critiquer ou dénoncer une situation qu'elle juge intolérable.

Ne remplit-elle pas alors une fonction qui luifait honneur ? Bon nombre de poètes ont pris position contre les grandes injustices de leur temps et ont tenté à travers leur art d'infléchir ou de réveiller lesconsciences, comme par exemple Victor Hugo au sujet du travail des enfants ou de la peine de mort.

De même, plusieurs poètes, comme Aragon, Eluard ou Desnos,se sont engagés lors de la Deuxième Guerre mondiale et ont fait œuvre de résistance à travers leurs écrits.

Robert Desnos, par exemple, affirme directement dans « Cecœur qui haïssait la guerre » : « Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! » Une telle poésie fait vibrer lorsqu'elle se fait ainsi arme de combat et garde toujoursau-delà des années la même intensité.

Elle s'ancre avec force dans le réel et peut toucher directement le lecteur en le renvoyant à son quotidien tout en lui ouvrantd'autres perspectives.

N'est-ce pas là d'ailleurs la fonction que Hugo assignait au poète, qu'il voyait comme un prophète capable de guider les peuples ? Aimé Césaire,comme en écho, proclame dans Cahier d'un retour au pays natal : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche.

» Cependant, la représentationdu réel n'épuise pas tous les pouvoirs de la poésie qui peut aussi susciter l'émotion en évoquant le rêve et l'imaginaire.II.

L'évocation du rêve et de l'imaginaire1.

L'attrait pour l'évasionLa poésie s'affirme comme un espace de liberté grisant.

À l'image de Baudelaire qui se définit fièrement, dans « Rêve parisien », comme l'« Architecte de [s]esféeries », le poète est capable, par le seul ressort de son écriture, de créer n'importe quel univers imaginaire, idéalisé, reflet de ses aspirations ou de ses angoisses.

Ilentraîne alors à sa suite le lecteur qui s'évade pour un instant de son quotidien.

Nombreux sont les poèmes qui s'attachent à évoquer des univers exotiques, voiretotalement irréels pour fuir un monde terne voire amer.

Ainsi Baudelaire, dans « Invitation au voyage », édifie par le verbe un espace idéal qu'il voudrait fairepartager à la femme aimée ; un monde qui se résume ainsi : « Là tout n'est qu'ordre et beauté/ Luxe, calme et volupté ».

De même, dans « Élévation », le poète quitteles « miasmes morbides » du monde réel, pour se « purifier dans l'air supérieur ».

À l'inverse, le poète peut projeter ses cauchemars et ses angoisses, comme on peutle voir dans le poème de Verlaine au titre sans ambiguïté, « Cauchemar », vision horrifiée d'un cavalier sombre et menaçant.

Quoi qu'il en soit, une telle poésie est decelles qui parviennent à nous libérer ou, selon les mots de Michaux, à nous faire « arracher l'ancre », surtout lorsqu'elle bouleverse nos repères en défiant les lois dumonde réel.2.

Le choix du rêve« La poésie est un complot contre le réel », écrivait Eluard.

Elle peut en effet apparaître comme un refus délibéré de nos références habituelles.

Les surréalistes, parexemple, rejettent le carcan de la raison et proposent une poésie libérée de toute norme, de tout repère rationnel.

En réaction à l'horreur de la réalité – la PremièreGuerre mondiale et son absurdité entre autres choses – les surréalistes privilégient donc souvent les jeux verbaux, les poèmes ludiques, écrits sous sommeilhypnotique, comme par exemple « Rose Sélavy », de Robert Desnos, suite d'aphorismes reposant sur des calembours ou des contrepèteries.

La poésie surréaliste nousinvite également à adopter un point de vue nouveau, comme le suggère le titre du recueil poétique d'André Breton, Clair de terre : le poète est, métaphoriquement, unêtre qui observe la terre depuis la lune, celui qui regarde les choses en adoptant un point de vue singulier et inhabituel.

Quoi de plus fascinant et stimulant que cenouveau langage poétique qui prétend explorer l'inconscient, accéder au « surréel », dans un mouvement libératoire ? Il faut cependant se demander si l'appréciationque l'on peut avoir d'un poème est seulement fonction de cette opposition, finalement bien schématique, entre réel et imaginaire.III.

Un nouveau regard porté sur le réel1.

La transfiguration du réelLe poète a le talent particulier et paradoxal de porter un regard différent sur le réel et de laisser entrevoir à travers lui les domaines de l'imaginaire.

Dans le recueil deFrancis Ponge, Le Parti pris des choses, « Le pain », « L'huître », « La cigarette » … sont ainsi d'étonnantes « définitions-descriptions », et la réalité quotidiennedevient un véritable terrain d'exploration, dont le poète nous livre toute la fascinante étrangeté et l'inépuisable exotisme, comme il l'affirme dans Prôèmes : « à proposde n'importe quoi non seulement tout n'est pas dit mais tout reste à dire ».

En décrivant ces objets, Ponge leur donne une dimension inattendue.

Ainsi, le pain évoque« les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes ».

La réalité de l'objet est ici à la fois exprimée et magistralement dépassée ; le lecteur s'évade de son quotidien,dans un voyage avec le poète.

Pour Rimbaud même, le poète doit se faire « voyant ».

Il doit dépasser les apparences et saisir l'essence du monde.

Rimbaud offre ainsià son lecteur de fulgurantes et énigmatiques visions à partir d'éléments réalistes.

Dans « Les Ponts », extrait de son recueil Illuminations, le poète mêle ainsi « desmâts, des signaux, des parapets » à des expressions déroutantes, comme « des ciels gris de cristal ».

S'approcher du réel peut ainsi être une manière de s'évader.

Lapoésie mêle donc intimement réalité et imaginaire, car finalement son but est peut-être de saisir avec justesse sentiments et émotions ?2.

Le monde « réel » des sentiments et des émotionsPeut-on dire qu'un poète s'éloigne du réel quand il s'attache à exprimer avec authenticité la pertinence des émotions, des « réalités humaines » ? Le monde desimpressions n'est pas « réel » au sens où il est intangible, immatériel.

Pourtant, le poète est celui qui parvient à rendre palpable l'indicible.

Ainsi, le motif de la fuitedu temps, qui hante l'histoire de la poésie depuis Ronsard jusqu'à aujourd'hui, renvoie au sentiment bien réel, et parfois douloureux, du temps qui passe.

Pour enrendre compte, Lamartine, dans son fameux poème « Le Lac », convoque la voix de la femme aimée et défunte pour s'adresser au Temps lui-même : « Ô Temps,suspends ton vol ! Et vous, heures propices/ Suspendez votre cours ! » Comment ne pas être touché par cette mise en scène « surnaturelle », qui renvoie à un thèmequant à lui très « réel » ? De la même façon, le thème de l'amour a donné lieu à d'infinis voyages poétiques, qui dépassent l'opposition entre réel et imaginaire.Desnos, dans la section « À la mystérieuse » de son recueil Corps et Biens, évoque de façon onirique l'amour impossible qu'il éprouve pour une femme.

Le recours aurêve permet alors de saisir avec la plus grande justesse la douleur de cet amour malheureux et du désir frustré.

Ainsi, le glissement dans l'imaginaire permet souventde capter avec intensité des émotions et des sentiments tout à fait réels, et c'est bien en cela que la poésie affirme son pouvoir et sa singularité.ConclusionBien sûr la poésie peut représenter le réel, et elle le fait parfois avec une grande puissance.

Elle peut tout aussi bien à sa guise créer des univers oniriques et nouspermettre de lâcher prise par rapport au monde qui nous entoure.

Cependant, elle est surtout appréciable en ce qu'elle est création verbale, travail sur la languecapable de transcender notre réalité, de « recréer » notre monde et d'exprimer avec justesse et intensité nos sentiments les plus profonds.. »

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