Commentaire composé sur Aimé Césaire - Cahier dun retour au pays natal: Et moi, et moi...
Publié le 06/09/2012
Extrait du document
Et moi, et moi, Moi qui chantais le poing dur Il faut savoir jusqu'où je poussai la lâcheté. Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre. C'était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d'abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l'avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage s'étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef d'oeuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création. C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure. Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente. Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers. La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever. Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées. Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos. Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant. Il était COMIQUE ET LAID, COMIQUE ET LAID pour sûr. J’arborai un grand sourire complice... Ma lâcheté retrouvée ! Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, 1946, Présence africaine, 1971 (p. 40-41). 1 Pongo : grand singe. 2 Mégir signifie « tanner une peau « ; c’est l’action du mégissier, qui utilise pour cela la mégie. 3 Oreillard : chauve-souris.
La signification profonde du texte ne réside-t-elle pas justement dans cette seconde image, cachée ? Pour la découvrir, nous allons interroger maintenant les références littéraires qui sont présentes dans le texte. La première référence est à chercher du côté du « nez qui semblait une péninsule « - ces mots font écho au personnage de théâtre Cyrano de Bergerac, qui parle de son propre nez en disant avec humour : « C'est un roc, c'est un pic, c'est un cap ! Que dis-je c'est un cap ? C'est une péninsule «. Or Cyrano, qui est doté d'un nez anormalement long, est un personnage laid et ridicule extérieurement, mais qui possède l'intelligence, la noblesse et le courage, et qui force l'admiration par sa beauté intérieure. La seconde référence réside dans les mots « comique et laid «, qui proviennent du poème l'Albatros de Charles Baudelaire. Dans ce poème, des marins cruels attrapent un albatros (« vaste oiseau des mers «) afin de le torturer et de se moquer de lui.
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anormalement long, est un personnage laid et ridicule extérieurement, mais qui possède l'intelligence, la noblesse et le courage, et qui force l'admiration par sa beautéintérieure.La seconde référence réside dans les mots « comique et laid », qui proviennent du poème l'Albatros de Charles Baudelaire.
Dans ce poème, des marins cruelsattrapent un albatros (« vaste oiseau des mers ») afin de le torturer et de se moquer de lui.
Or cet oiseau, grand et magnifique dans le ciel, devient « comique et laid »lorsqu'il est obligé de rester à terre; et le poète s'identifie à cet oiseau.
En associant le nègre à l'albatros, le poète en fait un personnage plein de beauté et de grandeur :c'est seulement la cruauté des autres (les marins, les femmes du tramway) qui le rendent comique et laid, mais il est en réalité un « roi de l'azur », et, comme le poète,un « prince des nuées ».
Césaire affirme ici à la fois la dignité de la personne noire, et sa parenté en tant que poète avec ce personnage que la misère a défiguré.Une troisième référence, plus symbolique que littéraire, se trouve dans l'image du nègre avec ses mains réunies autour d'un « baton noueux » : c'est là l'image dessages et des prophètes, dont la pauvreté matérielle n'est que le signe d'une richesse spirituelle supérieure.Ainsi, à travers ces trois références, Césaire parvient à former une image positive de ce nègre destitué : une image de richesse intérieure, de sagesse, d'intelligence, depoésie, de liberté.Quel tour de force a donc réussi à faire la poésie ? Elle a rendu justice à ce nègre misérabe, elle a transfiguré sa laideur et lui a rendu sa dignité.
Elle a accusé lamisère sociale, responsable de sa laideur; elle a accusé aussi les « femmes » du tramway, qui symbolisent les attitudes racistes qui l'ont maintenu dans cet état.
Cefaisant, la poésie a aussi permis au poète de se racheter : grâce à la distance de l'écriture, il a donné un sens nouveau à son souvenir.
En écrivant ce poème,Césaire n'apas simplement fait une confession, il a aussi atteint une sorte de rédemption, par laquelle sa trahison passée devient un engagement auprès du peuple noir troplongtemps méprisé.
Dans cet extrait, Aimé Césaire exprime de façon lyrique la honte qu'il ressent à avoir trahi l'un des siens.
A travers le texte, il dresse un portrait fantastique du nègredont il s'est jadis moqué – portrait du monstre produit par l'humiliation et la misère.
En filigrane, cependant, à travers un jeu de références à d'autres textes, il dessineaussi l'image de ce que ce nègre a été, devrait être, est toujours : un personnage libre et beau.
Cet extrait, très émouvant, porte la marque du style poétique de Césaireautant que de son profond humanisme..
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