Commentaire composé - L'ivresse de la danse J.-M.G. LE CLÉZIO, Désert.
Publié le 11/11/2013
Extrait du document

Issue d'une tribu nomade du Sud marocain, Lalla s'est retrouvée à Marseille, employée dans un
misérable hôtel pour immigrés. Devenue mannequin, elle voyage à Paris en compagnie du
photographe qui a fait sa célébrité. Un soir, il l'emmène danser.
Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les nuages. Sous
ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l'air tourne autour de son
corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lumière, maintenant, non pas la
lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil, quand la terre, les rochers et même
le ciel sont blancs. C'est la musique lente et lourde de l'électricité, des guitares, de l'orgue et des
tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu'elle ne l'entend même plus. La musique est si lente et
profonde qu'elle couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L'ivresse de la danse s'étend autour
d'elle, et les hommes et les femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse,
mais en suivant le rythme du corps de Hawa1
, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs
talons. Personne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la
danse vienne en soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. La lourde chevelure
de Hawa se soulève et frappe ses épaules en cadence, ses mains aux doigts écartés frémissent. Sur le
sol vitrifié, les pieds nus des hommes et des femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus
fort, tandis que le rythme de la musique électrique s'accélère. Dans la grande salle, il n'y a plus tous
ces murs, ces miroirs, ces lueurs. Ils ont disparu, anéantis par le vertige de la danse, renversés. II n'y a
plus ces villes sans espoir, ces villes d'abîmes, ces villes de mendiants et de prostituées, où les rues
sont des pièges, où les maisons sont des tombes. Il n'y a plus tout cela, le regard ivre des danseurs a
effacé tous les obstacles, tous les mensonges anciens. Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une
étendue sans fin de poussière et de pierres blanches, une étendue vivante de sable et de sel, et les
vagues des dunes. C'est comme autrefois, au bout du sentier à chèvres, là où tout semblait s'arrêter,
comme si on était au bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent.
J.-M.G. LE CLÉZIO, Désert, © Gallimard, 1980.
Par la magie de la danse les hommes ne vivent plus séparés, mais unis, prêts aux mêmes expériences, aux mêmes aventures. Non seulement Lalla et les autres danseurs vibrent à l'unisson, mais leur regard a balayé « tous les obstacles « : tous sont prêts à partir en quête d'un renouveau, d'un ressourcement. La dernière phrase de l’extrait suggère ainsi par sa beauté que dans la vision du bout du monde suscitée par la danse, la fin et le commencement sont indissolublement confondus : « au bout de la terre « est repris par deux expressions synonymes « au pied du ciel, au seuil du vent «. L'escalade vers le ciel, le voyage sur les ailes du vent, voilà la vraie vie, telle que nous l'entrevoyons à travers ces deux métaphores. La musique et la danse ont transfiguré le monde ; elles suggèrent la liberté illimitée du vent, des airs et du désert ; elles ouvrent l'accès à un univers plus fraternel.
I. L'ivresse de la danse
a. Une jeune fille qui danse
b. De l'allégresse à l'ivresse de la danse
c. Une ivresse contagieuse
II. La métamorphose de la réalité
a. La disparition de la ville
b. L'irruption de la nature
c. L'avènement d'une société fraternelle

«
Plan
I.
L'ivresse de la danse
a.
Une jeune fille qui danse
b.
De l'allégress e à l'ivresse de la danse
c.
Une ivresse contagieuse
II.
La métamorphose de la réalité
a.
La disparition de la ville
b.
L'irruption de la nature
c.
L'avènement d'une société fraternelle
COMMENTAIRE COMPOSÉ
Lalla Hawa, l'héroïne de Désert , a quitté le Maroc pour la France : elle y découvre
successivement « la vie chez les esclaves » comme employée d'hôtel et l'univers du luxe comme
mannequin.
Dans cet extrait, elle n ’a rencontré que laideur, artifice et cruauté.
Pourtant, pa rfois, des
moments de grâce lui permettent d'échapper à l'emprise oppressante de la ville : la scène de la
danse à Paris est un de ce s moments privilégiés .
Par l'ivresse de la danse l'héroïne assiste à une
métamorphose de la réalité qui lui permet de retrouver la nature et la fidélité aux valeurs
ancestrales.
La jeune fille se laisse emporter par l'allégresse de la danse, qui se transforme en une
véritable ivresse, qu'elle va bientôt communiquer à toute la salle : cette scène donne l'occasion à
l'auteur de peindre son héroïne sous un jour nouveau.
Au centre de la scène et objet de tous les regards, Lalla s' abandonne au mouvement, au
rythme et à la musique.
Si les notations relatives à l'attitude de la danseuse sont très classiques : la
chevelure qui « frappe les épaules en cadence », les mains qui f rémissent, les pieds nus, Le Clézio
manifeste, en revanche, plus d'originalité dans la peinture des effets ambigus de la musique.
Refusant, en effet, la position d e narrateur omniscient, il adopte la focalisation externe : « la musique
entre en elle, mais peut -être qu'elle ne l'entend plus ».
La danseuse succombe au charme puissant
des sons et des rythmes, suggéré par la répétition des mots « musique » et « danse », par
l'allitération en [ l] qui évoque la fluidité de la musique (« la musique lente et lourde de l'électricité »)
et par des assonances, telles que « cheveux » et « yeux ».
Cette peinture est encadrée par deux phrases qui lui donnent son sens.
La première, l' incipit
de l’extrait, exprime un désir d'évasion totale par un rythme ascendant, une compa raison avec un
oiseau, symbole de liberté, et un crescendo : l'expression « monter vers les nuages », qui connote
l'idée de l'infini, entraîne l'imagination beaucoup plus loin que le banal verbe « partir » et montre
que l'héroïne aspire de plus en plus à q uitter le monde civilisé pour retrouver le contact avec la
nature.
La dernière phrase suggère, par la comparaison avec le passé, que cet objectif est presque
atteint, puisque la danse a emporté Lalla « au seuil du vent ».
Le plaisir de la danse consiste en une prise de possession par le rythme et le mouvement.
Par
son vertige il dissipe le cadre réel, si impersonnel et si laid : à partir du moment où la musique la
submerge, Lalla ne voit plus « le sol de plastique », « la lumière dure et froide des spots », elle a
retrouvé le sable du désert, le vent, les pierres blanches et le ciel, blanc lui aussi en raison de la
réverbération.
Le désert étant un espace de silence, Le Clézio transcrit habilement les sensations
auditives de l'héroïne par des sensations tact iles : la musique « couvre sa peau de cuivre, ses.
»
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