Commentaire composé: Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes.
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère (1) préféré quand une apparition inattendue m'arrêta, dépité et embarrassé : à l'endroit exact où je m'accoudais d'habitude à la balustrade se tenait une femme. Il était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-là d'humeur particulièrement solitaire. Dans cette position assez fausse, l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en arrière de la silhouette. C'était celle d'une jeune fille ou d'une très jeune femme. De ma position légèrement surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la réverbération d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait moins que le sentiment de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans l'impression de présence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d'un banni; elle était l'esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d'une teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thème majeur y projette son ombre de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une pièce et me sourit malicieusement. C'est ainsi que j'avais connu Vanessa.
«
assimilé à celui d'un banni.
La description s'effectue du point de vue du personnage-narrateur, qui la découvre peu à peu; on parle defocalisation interne.
Il découvre peu à peu le personnage, et donne sa propre interprétation, sa propre visiondes choses : « l'impression de présence entre toutes appelée »; « ma convic-tion »; « les champs de fleurs secolorèrent pour moi d'une teinte soudain plus grave ».
On voit que les termes employés ont une valeursubjective, l'atmosphère change selon l'état d'esprit du narrateur.
La jeune femme est décrite d'abord dans sonensemble, puis on s'intéresse à son visage.
Mais finalement, on s'aperçoit que l'on n'apprend rien de concretsur cette jeune personne, et s'il fallait donner des précisions sur la couleur de ses yeux, de ses cheveux, laforme de son visage, le lecteur serait bien en peine de le faire.
Elle est en effet décrite avant tout dans lerapport qu'elle entretient avec le lieu où elle se trouve.
Celui-ci se définit, selon les propres termes du narrateur, comme un « lieu privilégié », un « domaine solitaire ».Ce lieu paraît très coloré, très fleuri, car le narrateur évoque la « coulée de fleurs », puis « les champs defleurs » dont il est composé.
Ce jardin paraît intime, d'abord parce que le personnage est surpris d'y trouverquelqu'un, puisqu'il qualifie cette présence d'« inattendue », et qu'elle le fige sur place : « l'indécision m'im-mobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle ».
C'est l'espace et le temps eux-mêmes qui semblentsuspendus, dans ce passage descriptif, et cet instant privilégié est un moment empli de poésie.
[Un texte poétique]
Par son atmosphère enchantée, sa présentation de l'apparition éthérée qui se matérialise et le langageemployé, ce texte est intensément poétique.
Le lieu et la jeune femme semblent en effet entretenir un rapportprivilégié : cette dernière est présentée comme un esprit, une enchanteresse, qui prend peu à peu possessiondes lieux et de ceux qui s'y trouvent : elle est « dominatrice », elle surplombe effectivement le paysage, elle «venait de prendre possession de son domaine solitaire ».
Le terme « domaine » insiste sur le fait qu'elle estréellement maîtresse des lieux, elle est en effet « la reine du jardin ».
Le narrateur lui-même est emporté par ce mouvement : il éprouve en effet un « sentiment de dépossession».
Cette apparition possède en outre le don de transformer ce qu'elle approche : le paysage donne une impression de « solennité » sous son influence,le jardin se marque d'une certaine gravité, d'un sérieux démenti par la jeune
fille elle-même qui vient détruire toute cette atmosphère solennelle créée par l'esprit du narrateur : elle lui « souritmalicieusement ».
Cette évolution est caractéristique du texte, et la description de la jeune fille suit le même schéma : d'abordimmatérielle, elle prend peu à peu consistance.
Elle est d'abord une « apparition », terme qui désigne d'ordinaire unêtre immatériel, ou une vision, elle pourrait en fait être le fruit de l'imagination du narrateur.
Elle se précise peu àpeu et prend forme : elle devient en effet une « silhouette » féminine.
Le narrateur insiste sur la jeunesse dupersonnage.
Puis on saisit un « profil », encore imprécis, puisque le contour en est « tendre et aérien », vague.
Lasilhouette prend matière, et est assimilée à une statue, objet qui met en avant la consistance, le matériau, laprésence physique.
Mais il y a un va-et-vient constant entre l'être physique et l'esprit : « reine du jardin», « esprit de la vallée », « présence entre toutes appelée » renvoient à cet aspect aérien et léger.
Le charme (au sens de «sort ») se brise, cette suspension de l'instant se rompt, au premier mouvement de la jeune fille qui retrouve sonidentité, puisqu'elle est nommée.
Sa grâce aérienne est elle aussi effacée par la précision « sur ses talons », quirappelle son appartenance à la terre.
Enfin, « soudain », «tout d'une pièce » et « malicieusement » gomment lasolennité du moment en mettant en avant la brusque spontanéité de la jeune personne.
Mais la magie de l'atmosphère est entretenue dans le corps même du texte, grâce à l'écriture.
Des images poétiquesponctuent le texte pour en entretenir une impression vaporeuse : la « coulée de fleurs » est ainsi rapprochée d'un «champ de neige », le motif de ce rapprochement résidant dans le flou de la vision.
Le profil entrevu est en effet «comme, sous un effet proche de la « réverbération de la neige ».
Le jardin est également assimilé à un lieu clos, unesalle de concert, et on frémit dans ce jardin « comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thèmemajeur y projette son ombre de haute nuée.
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[Conclusion]
Ce texte de Julien Gracq, s'il exploite une situation classique, « type », de la littérature, c'est-à-dire la scène de lapremière rencontre, la traite de façon tout à fait inattendue : mêlant narration, description et poésie, ce textelaisse finalement le lecteur sur sa faim, quant à la description pure.
On ne peut dire comment est la jeune fille, on asimplement une impression de grâce et de légèreté.
Cette originalité est typique de l'écriture de Gracq, qui met souvent en valeur ces instants de suspens, d'attente,instants magiques, brefs et éternels à la fois..
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