Commentaire composé : Guillaume Apollinaire : Poèmes à Lou : « Si je mourais là-bas...»
Publié le 21/07/2012
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Texte étudié : Si je mourais là-bas sur le front de l'armée Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt Un obus éclatant sur le front de l'armée Un bel obus semblable aux mimosas en fleur Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace Couvrirait de mon sang le monde tout entier La mer les monts les vals et l'étoile qui passe Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace Comme font les fruits d'or autour de Baratier1 Souvenir oublié vivant dans toutes choses Je rougirais le bout de tes jolis seins roses Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants Le fatal giclement de mon sang sur le monde Donnerait au soleil plus de vive clarté Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'onde Un amour inouï descendrait sur le monde L'amant serait plus fort dans ton corps écarté Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie - Souviens-t'en quelquefois aux instants de folie De jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur - Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur Et sois la plus heureuse étant la plus jolie Ô mon unique amour et ma grande folie 1. Baratier : général français mort au combat en 1917.
«
esquisse de bonheur ne doit pas dissimuler la dure réalité qui se cache derrière.
Derrière ce rêve d'opulence, résonne les affres de la guerre.
II L'omniprésence de la guerreA/ Les éléments appartenant directement au monde de la guerreles armes : Apollinaire évoque différents éléments caractéristiques du champ de bataille, notamment les « obus », arme qu'Apollinaire évoque souvent au cours de sespoèmes.
Il évoque également le « front de l'armée » au premier vers, campant ainsi d'emblée le décors du texte.
Tout le poème est de fait conditionné par ce premiervers qui en évoquant le « front de l'armée » va permettre l'instauration de la demande commémorative.l'élément historique : « Baratier ».
Un seul élément dans le poème permet de dater précisément la rédaction du poème, et d'en déterminer le contexte.
Le dernier versde la deuxième strophe « Comme font les fruits d'or autour de Baratier » évoque le général Baratier officiant pendant la guerre de 14-18.
Cet élément permet dedonner une profondeur historique au poème, et accentue ainsi le tragique épique du texte.
Nous ne sommes pas ici dans une fiction de guerre, mais bien dans ungenre de « littérature de guerre ».
B/ La violence de la guerrel'angoisse de la mort : mourir pour le poète reviendrait avant tout à perdre Lou, son grand amour.
Il se soucie ainsi plus de son amour pour Lou que de sa proprepersonne.
L'angoisse de la mort est avant tout une angoisse de la cessation de l'écriture, car ne plus écrire, pour Apollinaire, c'est ne plus aimer.
Le verbe « mourir »apparaît à deux reprises dans le poème, la première fois au premier vers et la seconde fois au premier vers de la dernière strophe, à chaque fois dans des structureshypothétiques.
La boucle est ainsi bouclée, et l'évocation de la mort éventuelle du poète constitue bien le motif principal de l'écriture.Les métaphores tragiques : outre d'évoquer textuellement sa mort à venir, le poète dresse un paysage sordide, macabre, où les images morbides sont nombreuses.
Le «sang » est ainsi évoqué à plusieurs reprises ; le verbe « rougir » utilisé à deux reprises en position anaphorique participe du même mouvement de coloration rouge del'espace.
Les fleurs, ainsi que les pleurs, offrent une autre image, décalée, de cette même atmosphère morbide.
À l'image du lexique morbide, la structure se fait elle-même adjuvante de cet envahissement de la mort.
C/ La structure angoisséele conditionnel régisseur : le poème s'ouvre par une structure en conditionnel « Si je mourais là-bas… » qui va organiser ensuite tout le texte.
De fait, les verbessuivants vont se rattacher à ce verbe premier et introducteur : « pleurerais », « s'éteindrait », « couvrirait »… Tout le poème est ainsi dominé par ce « Si… » qui laissele champ libre à tous les possibles, au défilé de toutes les angoisses et autres peurs du poète sur le champ de bataille.le démembrement du discours : le vers final, séparé par la typographie et l'organisation formelle du poète, semble disloqué, comme oublié sur le champ de bataille.On observe le même phénomène dans « Nuit rhénane ».
De la même façon, on remarque d'emblée l'absence de ponctuation dans le poème, qui peut être interprétercomme un délitement de la forme, du discours, et de la langue en général, comme si en oubliant les contraintes syntaxiques les plus fondamentales, on pourraitretrouver dans les mots seuls quelque chose de la vérité de l'amour.
Mais ce vers seul peut également sonner comme l'espoir de quelque chose à venir ; mais cetteponctuation absente peut également être le signe d'une plénitude recherchée.
Dans tous les cas, l'espace du poème est pour Apollinaire un espace de refuge, encontrepoint au monde de la guerre.
III L'espoir jamais trahiA/ L'espace du poème : un espace du réconfortla répétition du nom comme structure : le nom encadre le poème et lui donne une structure.
On le trouve en tête du poème et à son fin : la cinquième strophe conclueen fait la première, et donc le poème dans son ensemble, en reprenant les mêmes éléments (« Lou » / « mourir »…).
D'autres éléments participent également de ceteffet de clôture, faisant du poème un espace délimité, pour ainsi dire sécurisé, où le poète peut trouver un havre de liberté au milieu des obus.le « babil amoureux » (Barthes) : le poète répète tout au long du poème son amour pour Lou.
En fait, il semble ne faire que cela : tous les mots travaillent à dire cetamour, comme si le poète n'était plus que bouche amoureuse.
Ce « babil amoureux », tel que le définit Barthes, constitue l'unique parole, presque imbécile carrécurrente, de l'amoureux à sa dulcinée.
Ce babil est une image du babil du nouveau-né qui ne maîtrise pas encore (alors que l'amoureux ne les maîtrise plus) lescodes de la langue.
B/ L'espace du poème : un espace de l'amourle système rimique : on observera la distribution et l'agencement des vers du poème.
L'organisation en quintils est assez singulière, même si Apollinaire est connupour ses expérimentations formelles en poésie.
Le quintil, et ses cinq vers, induit un déséquilibre dans la strophe : ils sont ici organisés selon plusieurs systèmesrimiques : AABAB, ABAAB, AABAB, ABAAB, AABBA…A.
Chaque quintil a son système de rimes propre ; le vers solitaire final est rattaché, par sa rime, auquintil le précédant.
On remarquera que le chiffre 5 régit ce poème, n'était la légère défaillance finale : 5 permet une structure circulaire dans laquelle va venir seréfugier le poète, et son amour qu'il porte à Louon s'attachera également à décrire le genre des rimes, et leur richesse.
Le genre des rimes a son importance dans leur distribution et dans la présence des rimesféminines (dans le cas d'une poésie amoureuse comme c'est le cas ici).
On remarquera ainsi que dans chaque quintil, la rime connaissance trois occurrences (toujoursA) est toujours la rime féminine, comme si dans chaque petit monde que constitue un quintil la présence féminine venait l'emporter sur la présence masculine.
Lesrimes sont généralement riches, mais souvent fautives par rapport aux règles classiques.
Apollinaire est un poète extrêmement moderne à cet égard.
C/ L'espace du poème : un espace du désirLou charnelle : différents éléments permettent de définir Lou comme un but essentiellement érotique dans la relation narrative du poème.
Le poète évoque ses « seins», « sa bouche » et ses « cheveux », tous ses éléments étant concentrés dans la troisième strophe.
La strophe centrale voit l'apparition massive de la « bien-aimée »,peut-être parce qu'au centre du poème l'espace est définitivement conquis, protégé.
C'est là que s'ébat Lou.
Aux périphéries de cette strophe centrale, rugit la guerre.L'érotisation du poème : le poème se constitue en quelque sorte comme l'unique relation possible entre le poète et sa dame, et en cela peut se lire non pas vraimentcomme une déclaration d'amour mais peut-être comme un substitut de l'acte sexuel.
Certaines images autorisent d'ailleurs une lecture proprement érotique de cepoème – et la plupart des poèmes d'Apollinaire offrent d'ailleurs de telles lectures : « Le fatal giclement de mon sang sur le monde » peut ainsi être lu comme unemétaphore inversée de la jouissance amoureuse.
Dire l'horreur de la guerre se résume, pour Apollinaire, à dire la violence de son amour pour Lou.
Le poème « Si je mourais un jour » d'Apollinaire, reprend donc les trames principales qui suivent les nombreux poèmes que ce poète a écrit à sa bien-aimée lors de saprésence sur le front.
Une très grande partie de la production littéraire d'Apollinaire a d'ailleurs été conduite par Lou, Apollinaire étant mort peu de temps après laguerre des séquelles d'un éclat d'obus reçu à la tête.
Cette angoisse de la mort était donc justifiée, et elle se fait sentir d'ors et déjà dans ce poème : l'appel au souvenirdu poète est vibrant, on le sent déjà presque mort.
Seule survie son écriture.
L'érotisation de l'écriture est une voie pour Apollinaire de revivre ses sentiments, dans lestranchées..
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