Colette, Les Vrilles de la Vigne, Forêt de Crécy.
Publié le 12/02/2011
Extrait du document
Forêt de Crécy. A la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d'une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum. Le vent se meurt sous les allées couvertes où l'air se balance à peine, lourd, musqué... Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l'arôme se mêle à celui d'un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d'une ronde de champignons blancs... Us sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles... Ils sont d'un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d'agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse. Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L'ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l'herbe, la fleur, la mousse et jusqu'à l'insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas... On regrette le ramier, la mésange; on désire le bond roux d'un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins... Ici la forêt, ennemie de l'homme, l'écrase. Tout près de ma joue, collé au tronc de l'orme où je m'adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée... Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain à l'aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s'épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d'un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; — dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu'un manteau neutre, durant le jour, dissimule... Colette, Les Vrilles de la Vigne, Forêt de Crécy.
«
derrière des lapins.
» Au sein des ténèbres, Colette regrette la lumière et la couleur.
En outre, les animaux familiers,petits et vifs, rompent avec la solennité des grands arbres.
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Mais l'écrivain ne se laisse pas enfermer dans la peur.
Le secret est fait pour être dévoilé et procure de la joie àcelui qui le perce.
Ainsi la fraise «mûrit en secret», le papillon « dissimule» sa sa beauté sous un « manteau neutre».
Colette ne se contente pas de décrire le fruit : elle le suit dans sa lente métamorphose.
Une série de courtespropositions « mûrit ici en secret lentement, noircit, tremble et tombe», puis la phrase s'allonge pour montrer ladécomposition du fruit.
Cette pourriture est aussi une des manifestations de la vie.
C'est pourquoi l'adjectif « suave» vient adoucir le caractère déplaisant et un peu morbide du nom.
De façon plus marquée encore, le secret du papillon est percé.
Les futurs «il ouvrira», «il s'épanouira», témoignentbien de la connaissance de l'auteur.
Colette prévoit, avec certitude, le comportement de l'insecte.
Alors quel'écrivain se sentait dominé par le cœur de la forêt, il manifeste une force nouvelle en donnant un nom au papillon«lykénée».
Nommer c'est connaître.
La précision écarte le mystère.
La description variée, détaillée crée donc un nouveau rapport entre l'homme et la nature.
Les comparaisons — lepapillon tel «une danseuse tournoyante», les champignons «d'un blanc fragile et mat de gant neuf», la fraisesauvage, «ronde comme une perle», — enserrent la végétation et les animaux dans un réseau de référencesconnues et familières.
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Plus qu'une connaissance intellectuelle, la richesse des sensations souligne la sympathie qui s'établit entre les boiset l'écrivain.
Combattant victorieusement l'obscurité, le chatoiement des couleurs, le jeu des lumières dominent :vert, blanc, rouge, fauve.
Dans cette perspective même le noir enchante l'œil : pour peindre le papillon, la référenceau velours, qui se comprend par association à la toilette de bal, introduit en outre une impression de douceur etpermet de faire mieux ressortir l'éclat des autres couleurs.
La complexité des sensations se révèle bien avec lesodeurs.
Pour les désigner, les termes sont toujours agréables : parfum, arôme.
Surtout, ils ne sont jamais uniques : l'arômede la fraise sauvage devient «suave pourriture framboisée» et se mêle à celui du chèvrefeuille et des champignons.La multiplicité se prolonge dans la correspondance des sens : «pour boire le parfum».
Le verbe donne plus de réalitéà la subtile odeur.
Rien n'est isolé.
Les images accentuent la correspondance qui relie les différents élémentsnaturels : les champignons appellent «un nez d'agneau», le papillon «la feuille» et «la cerise».
Le foisonnement de la vie trouve son expression naturelle dans le mouvement.
Là encore, récriture exprime lacomplexité : la vivacité, présente avec le papillon «danseuse tournoyante», «le bond roux de l'écureuil», s'atténuepar «le vent qui se meurt», «l'air qui se balance à peine», «tremble» et s'allanguit même avec l'air «lourd», la «vaguemolle».
Toute cette évocation suggère alors une impression de pureté : la blancheur des champignons, «nés de cette nuit»,les agneaux, le parfum de la «truffe fraîche», la fête de la fin du texte.
Cette nouveauté éveille la sensibilité deColette.
S'opère alors une renaissance au contact du souffle de vie, de «la première haleine» de la forêt.
Un instantécarté de la nature, l'auteur redevient instinctif et intuitif comme un animal.
C'est du moins ce que suggère le début du texte par les expressions «Un ancien moi-même se dresse, tressaille ...,pointe les oreilles, avec des narines ouvertes...» L'adjectif «ancien», teinté de tristesse évoque la familiarité queconnut Colette avec la nature, dans son enfance.
Mais la sensibilité de l'enfant s'est enrichie de toute l'expressionde la femme et de l'écrivain..
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