COHEN Albert : sa vie et son oeuvre
Publié le 22/11/2018
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COHEN Albert (1895-1981). L’œuvre d'Albert Cohen a connu deux heures de gloire au milieu de longues éclipses : en 1930 quand son premier roman, Solal, paraît chez Gallimard, en 1968 lorsque Belle du Seigneur est couronné par le grand prix du Roman de l'Académie française. Mais il aura fallu le contexte tumultueux des années trente, les « contestations » de la génération soi-xante-huitarde pour successivement éveiller et réveiller l’intérêt du monde littéraire français à l’égard d'un écri
vain qui avait pourtant dès son premier livre conquis une vaste audience internationale, mais n’a jamais songé ensuite à devenir un professionnel du « bien-être », préférant écrire sous l’impulsion d’un désir.
Activisme et littérature
Né le 16 août 1895 dans l’île grecque de Corfou, Albert Cohen appartient à une famille de commerçants juifs; à l’évidence, cette petite enfance inspirera les livres futurs : Solal, Mangeclous (1938) déplaceront dans le romanesque ghetto de Céphalonie les premières impressions reçues au sein de la réelle communauté juive de Corfou. Mais c'est à Marseille qu’Albert Cohen accomplira ses années de formation : de 1907 à 1914 il fréquente le lycée Thiers et se lie d’amitié avec Marcel Pagnol. Puis, de 1915 à 1918, il poursuit ses études universitaires à la faculté de droit de Genève, acquiert la nationalité helvétique et commence à tâter de la littérature. En 1921, il publie un recueil de poèmes (Paroles juives) et quelques nouvelles, dont la Mort de Chariot à la N.R.F. Loin de renoncer à la carrière politique qui s’ouvre devant lui, il participe au mouvement sioniste, dont il sera l’un des délégués auprès de la S.D.N., et. de 1926 à 1930, il est attaché à la division diplomatique du Bureau international du travail à Genève.
Il a cependant écrit Solal, qui paraît en 1930 et fait une entrée fracassante dans le monde des lettres. De cet ouvrage vanté des critiques naît en 1933 une pièce de théâtre, Ézéchiel, qui transpose sur la scène de la Comédie-Française l'univers juif de Solal. Après la publication de Mangeclous, Cohen va mettre un terme provisoire à ses activités d’écrivain pour se consacrer plus encore à la diplomatie internationale et à la défense du sionisme. Il gagne Londres au début de la guerre, participe au gouvernement du général de Gaulle et, de 1943 à 1947, devient conseiller juridique : il élabore en 1946 un accord international pour les réfugiés; puis jusqu’en 1950 il dirige à l'O.N.U., pour servir leurs intérêts, une division de protection juridique et politique.
Cohen ne revient peu à peu à la littérature qu’à partir de 1954, sous l’impulsion de sa troisième femme Bella : il achève le « cycle » des Solal avec Belle du Seigneur (1968) et les Valeureux (1969), aborde la chronique et les réflexions autobiographiques (le Livre de ma mère, 1954; O vous, frères humains, 1973; Carnets 1978, 1979). Il meurt le 17 octobre 1981 à Genève, qui était toujours demeurée sa ville d’élection.
Le roman et l'éclatement du mot
« Tout cela, je l’ai déjà dit dans un autre livre » : cette phrase des Carnets peut éclairer toute la production de Cohen, si l’on songe que d’un ouvrage à l’autre, du roman à l’autobiographie, les situations, thèmes et personnages se répondent ou se font écho. Chaque livre reprend, développe, amplifie ce qui a précédemment été écrit. Belle du Seigneur est un peu à Solal ce qu’A la recherche du temps perdu est à Jean Santeuil : l’enrichissement minutieux du roman par les découvertes du Moi, le passage incessant de l’expérience personnelle au récit (« Je ne me préoccupe que de ma vérité, de cette vérité précieuse, toujours la même, toujours nouvelle, en mon cœur et digne d’être dite et redite » [Carnets]). Il n’est donc pas de limite précise entre les trois autobiographies, dans lesquelles l’écrivain exprime sa nostalgie de la mère disparue ou ses angoisses face à la mort et à l'agression des autres, et son cycle romanesque. Les quatre romans qui constituent les aventures du jeune juif Solal et de ses parents, les « Valeureux » cousins de Céphalonie — Saltiel, Mangeclous, Mattathias, Michaël et Salomon —, reprennent en effet les mêmes problématiques, comme diffractées, fragmentées au travers du prisme de la narration.
Ainsi Salomon incarne-t-il le regret de la pureté de l’enfance, Saltiel les convictions hébraïques, Mange-clous le pragmatisme et le délire de l’imaginaire. Mais, plus encore, Solal cristallise les tendances éparses des autobiographies, mêlant en un seul personnage la passion de l’aventure, des femmes, du pouvoir (il sera ministre, sous-secrétaire à la S.D.N.) et l’angoisse existentielle devant la mort (« Solal se sentait seul, chassait l’image interposée de sa mère et la mort frissonnait en ses os et la vie s’échappait en tumultes joyeux » [Solal]). Incarnation double de Dionysos et d’Apollon, le dieu « Soleil » — son presque homonyme —, Solal représente la part mythique, fantasmatique et exacerbée d’un Moi polymorphe et contradictoire, qui d’ailleurs rompt dans le récit toute assimilation illusoire avec ses avatars romanesques : Cohen reste avant tout le narrateur, comme l’attestent les apartés qui sapent le « naturel » de la dié-gèse et soulignent clairement l’émergence de l’imaginaire par le travail de l’écriture.
Une même voix se dissocie, s’éparpille en ses personnages d’élection, d’une façon en quelque sorte schizoïde; l’unité impossible du Moi s’exprime en fait dans la trame baroque du romanesque, où cohabitent des sens, des thématiques qui ne peuvent élaborer un Tout rationnel, mais seulement une multiplicité de figures. En ce sens, il est vrai, comme on l’a souvent affirmé, que Cohen n’a composé qu’un seul livre, agrégat, refontes de quelques données autobiographiques initiales : Belle du Seigneur est moins la suite de Solal qu'une nouvelle version des aventures amoureuses du héros; quant aux Valeureux, le livre renferme surtout les « chutes » et les premières versions de Mangeclous et Belle du Seigneur.
«
tiques,
comme diffractées, fragmentées au travers du
prisme de la narration.
Ainsi Salomon incarne-t-il le regret de la pureté de
l'enfance.
Saltiel les convictions hébraïques, Mange
clous le pragmatisme et le délire de l'imaginaire.
Mais,
plus encore, Solal cristallise les tendances éparses des
autobiographies, mêlant en un seul personnage la passion
de l'aventure, des femmes, du pouvoir (il sera ministre,
sous-secrétaire à la S.D.N.) et l'angoisse existentielle
devant la mort (« Solal se sentait seul.
chassait l'image
interposée de sa mère et la mort frissonnait en ses os et
la vie s'échappait en tumultes joyeux» {Sola/]).
Incarna
tion double de Dionysos et d'Apollon, le dieu «Soleil »
- son presque homonyme -, Solal représente la part
mythique, fantasmatique et exacerbée d'un Moi poly
morphe et contradictoire, qui d'ailleurs rompt dans le
récit toute assimilation illusoire avec ses avatars roma
nesques : Cohen reste avant tout le narrateur, comme
l'attestent les apartés qui sapent le« naturel» de la dié
gèse et soulignent clairement l'émergence de l'imagi
naire par Je travail de l'écriture.
Une même voix se dissocie, s'éparpille en ses person
nages d'élection, d'une façon en quelque sorte schizoïde:
l'unité impossible du Moi s'exprime en fait dans la trame
baroque du romanesque, où cohabitent des sens, des thé
matiques qui ne peuvent élaborer un Tout rationnel, mais
seulement une multiplicité de figures.
En ce sens, il est
vrai, comme on l'a souvent affirmé, que Cohen n'a com
posé qu'un seul livre, agrégat, refontes de quelques don
nées autobiographiques initiales : Belle du Seigneur est
moins la suite de Solal qu'une nouvelle version des aven
tures amoureuses du héros; quant aux Valeureux, le livre
renferme surtout les «chutes >> et les premières versions
de Mangec/ous et Belle du Seigneur.
Les dérisions de la vie
ou les enseignements du freudisme
L'itinéraire de Solal et des Valeureux à travers les
« bonnes » sociétés françaises et genevoises établit peu
à peu une dialectique du soupçon : par leur intermédiaire
les apparences sont )evées, et le lecteur mesure la dis
tance qui sépare l'Etre du Paraître.
De livre en livre,
Cohen va tourner en dérision les préjugés et faux
semblants éthiques, religieux ou sociaux de toute une
notabilité : celle de la bourgeoisie internationale, des
fonctionnaires, et tout spécialement des membres inac
tifs et névrosés, imbus de leur importance, qui peuplent
les bureaux de la S.D.N.
-société que symbolisent
au mieux le comte de Surville, «crétin solennel d'une
cinquantaine d'années, parfumé et monoclé » (Mange
clous) ou le falot et paranoïaque Adrien Deurne, « enno
bli de sociale importance » (Belle du Seigneur) et occupé
de futiles promotions internes.
Les phrases, empreintes
d'une emphase ironique, s'emploient à dénoter le néant
de ces gens tendus vers la recherche des codes d'apparte
nance à une bourgeoisie toujours plus élevée; mondani
tés et communications entre humains se réduisent à une
dérisoire chasse au signe, impliquant soumission à la
hiérarchie et oppression du pauvre ou de l'étranger.
L'autre cible favorite de Cohen est l'hypocrisie reli
gieuse et bien-pensante, ainsi que son armada de
concepts fallacieux -la «charité>> , «l'amour du pro
chain >>- qui dissimulent de solides arrivismes sous un
altruisme de pacotille.
Longuement dénoncée dans Ô
vous, frères humains (1973) et dans les Carnets, cette
pseudo-religiosité s'exprime en des personnages comme
Mme Sarl es (Sola/) ou Antoinette Deurne (Belle du Sei
gneur), qui voient dans l'exercice de la piété l'occasion
de « humer avec satisfaction les fumets de leur supério
rité morale» (Carnets); aussi l'amour de l'être inconnu est-il
une fiction : « il y a deux amours, le vrai pour les
bien-aimés, et le faux pour les autres >> (ibid).
C'est que, pour Cohen, toute l'activité humaine se
résume en un chassé-croisé entre le Désir et la Mort,
entre Éros et Thanatos.
De là l'acharnement de l'écrivain
à souligner que tout être vivant n'est qu'un« futur cada
vre », qui se donne l'illusion de devenir autre chose que
l'Être-pour-la-mort qu'il demeure par nécessité.
Profon
dément marquée par la pensée freudienne, ainsi que par
les perspectives morales des philosophies de Scho
penhauer et Nietzsche, l'écriture d'Albert Cohen tend à
«décaper>> les personnages de toutes leurs scories illu
soires, à présenter au lecteur les pulsions essentielles
qui dirigent leurs actes.
Ainsi, la régression infantile
«explique » Salomon, comme la fixation pour le stade
anal caractérise Mangeclous, ou comme le narcissisme
détermine la majorité des personnages -et même le
« narrateur>> , qui le relie à l'introspection de l'écriture :
« Dans la glace je me regarde ( ...
)je considère l'enfant
que je suis en secret, 1' enfant que je serai toujours »
(Carnets).
Il s'ensuit une peinture ambiguë de la passion amou
reuse, qui transforme le désir sexuel à la fois en un
divertisseme ntjubilatoire et en une lamentable superche
rie; la «psyché>> de Sola! obéit ainsi soit à un donjua
nisme fulgurant, soit à un soudain désenchantement qui,
dans Sola/ et Belle du Seigneur, pousse le héros au sui
cide.
Comme chez Céline, les pulsions secrètes consti
tuent le ressort de toutes les vanités et attitudes psycholo
giques.
De la sorte s'explique la« misogynie >> de Cohen,
qui croit déceler dans le comportement féminin et son
système de signes l'appel de la,« viande »,« le souci de
susciter le désir des mâles>> (0 vous, frères humains).
L'écrivain définit ainsi une «nature>>, une «essence>>
de la femme, dont Adrienne, Aude ou Arianne, les maî
tresses successives de Solal, représentent les figures
romanesques les plus accomplies, pour qui l'amour du
corps et le besoin de jouir sont le but de l'existence.
Attitude qui chez Cohen mène tout rapport homme/
femme au sadomasochisme : les hommes séduisants
demeurent, dans l'ordre du fantasme, des« carnassiers »,
aux canines étincelantes comme celles de Solal, des êtres
cruels et «victorieux>> qui seuls recueillent les faveurs
des « adoratrices de la force >> comme Aude ou Arianne.
Toute communion amoureuse est tragiquement impossi
ble, et le besoin de tendresse qui fonde la démarche
nostalgique et culpabilisée du Livre de ma mère recule
devant les exigences de J'universelle et inconsciente ani
malité de l'homme.
Mais toute passion n'est pas «immorale>>; le désir
échoue parce qu'il ne peut transgresser la réalité de la
mort, d'autant plus obsédante que nul sentiment reli
gieux ou mystique ne peut « tenir>> devant cette vérité
inéluctable, «car il n'y a rien, car l'univers n'est pas
gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide
sous l'œil morne du néant>> (Carnets).
Cet athéisme
désenchan�é ne peut aider à la résolution des contradic
tions de l'Eros et de la Vérité, ni satisfaire l'appétit d'une
vie sans lendemain qui devient vite, devant le flux de
la mort, une shakespearienne «farce d'ambitions [ ...
1.
d'amours, de joies destiné[e]s à disparaître pour tou
jours » (le Livre de ma mère).
Le Logos ou l'unité retrouvée
Pour réconcilier l'homme et son moi, il reste l'image
du monde que proposent les Valeureux, «peuple rieur,
poétique, famélique, excessif et désespéré>> (Sola/); un
espace où se réunissent en toute déraison les contradic
tions dans lesquelles le Moi peut s'abîmer.
Car la
«judéité » de Cohen ne consiste pas- dans le domaine
de l'écrit -en une adhésion à une idéologie ou une.
»
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