Cioran, imprécateur ou moraliste ?

Devenu presque légendaire durant ces dernières années, le personnage de Cioran n'a pas échappé à certaines distorsions médiatiques : non sans verser dans la facilité, on l’a érigé comme l'auteur atypique et inclassable d'une sorte de « contre-évangile » des temps modernes. À trop insister sur sa marginalité, on oublie que Cioran fut un prodigieux lecteur et que son œuvre prolonge et entrelace des tendances maîtresses de la culture occidentale. Comme Montaigne, Rousseau ou Nietzsche, il se méfie de la philosophie systématique et cherche dans les fluctuations du moi un principe de découverte et de remise en question : « Un esprit, écrit-il dans le Précis de décomposition, ne nous captive que par ses incompatibilités, par la tension de ses mouvements, par le divorce de ses opinions d'avec ses penchants. » Mais il se rapproche plus encore du courant moraliste des xviie et xviiie siècles français : fervent lecteur de La Rochefoucauld et de Chamfort, il cristallise son pessimisme dans une langue cruellement ciselée,- qui brille çà et là d'un éclat étrangement anachronique. La passion du style serait-elle l'unique vérité - ou l'ultime élégance - de ce contempteur de toutes les illusions ?

Pourfendeur des grandes mythologies collectives, moraliste à la manière du xvir siècle, héritier iconoclaste des saints et des mystiques, Emil Michel Cioran est mort à Paris le 20 juin 1995, au terme d’une quête de cinquante années, dont la singularité fascine de plus en plus de lecteurs. Aux confins de l'essai subjectif et de la réflexion philosophique, l'œuvre de ce penseur roumain déraciné semble échapper à toute classification. Son pessimisme radical ne s'inscrit pas moins dans une tradition européenne qui, de Montaigne à Nietzsche, s'acharne à dénoncer les faux absolus et les certitudes confortables.