Devoir de Philosophie

CINNA DE CORNEILLE: LA SOUMISSION AU ROMANESQUE

Publié le 07/04/2011

Extrait du document

corneille

   Nous avons parlé dans un chapitre précédent du souci d'historicité de Corneille, de son attachement à la vérité objective. Pourtant, l'histoire d'un jeune Romain qui, par amour, prétend devenir un nouveau Brutus en tuant son bienfaiteur; l'histoire conjuguée d'une jeune fille armant la main de son amant et se promettant à celui qui vengera par un meurtre une offense vieille de plusieurs années, tout cela ne suggère-t-il pas ces histoires qu'on lit dans les livres d'imagination, ces fictions qui enchantent et qu'on ne s'attache pas à confronter avec la vie réelle? A noter que ceux-là mêmes qui aimaient les romans (p. ex. Mme de Sévigné) étaient aussi les admirateurs de Corneille. Bref, en prenant pour sujet de sa tragédie une histoire d'amour et une histoire de vengeance, Corneille n'a-t-il pas cédé au goût de son époque pour le roman ?    Cinna, en effet, nous le verrons plus loin, répond assez à ce que Boileau nommera les « Caton galant et Brutus dameret « : il « prend le Tibre pour le Tendre «. Le couple Emilie-Cinna est celui de l'héroïne d'une vertu sévère et du chevalier soupirant, au cœur sensible, prêt à tout, mais qui proteste au nom du sentiment contre les rigueurs du devoir confondu avec la dévotion à sa dame. Il lui doit une soumission parfaite ; selon la pure doctrine courtoise, il recherchera la gloire et fera une action héroïque pour être digne de sa dame. Car l'amour fondé sur l'estime s'adresse au mérite. Mais il lui faudra aussi être glorieux par la fidélité : c'est là le drame de Cinna. L'amour pour le « véritable amant « — l'expression évoque l'Astrée — est un stimulant à la grandeur. Il est vrai que, selon la morale d'Hylas, les scrupules ne doivent pas arrêter quand il s'agit de satisfaire la passion. Et ce principe peu édifiant fera son effet sur Maxime à qui Euphorbe susurre :

corneille

« Ce qui ne l'empêche pas de montrer principalement dans des personnages de femmes, comme Médée et Emilie, cettefureur, cette frénésie sanguinaire, obstinée, d'une extraordinaire puissance.

Cf.

v.

1633 : Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme. Allumée par les tendresses du sang, par le devoir que commande la piété filiale chez Emilie, par la jalousie amoureusechez Maxime, par l'intérêt de l'État chez Auguste, elle reste, comme l'idée du suicide, à l'état d'obsession etd'élément pathétique.

Mais elle constitue en outre un élément moral : cette passion fait leur malheur puisqu'ils nesont malheureux qu'autant qu'ils sont passionnés ; ils tombent dans l'infélicité par cette faiblesse humaine dont noussommes capables comme eux (Second Discours).

Il faut évidemment mettre à part Auguste; l'empereur ne nourritpas longtemps la vengeance en son cœur; ce n'est pas un état d'esprit politique, il ne convient pas qu'elle hante lapensée d'un souverain. On comprend aisément ce qui fait la force et la beauté dramatique d'un tel sentiment.

Il représente, du point de vuemoral, l'expression la plus simple du droit de défense que se reconnaît celui qui est lésé, par exemple dans un procheparent, comme Emilie, ou dans son patrimoine ou dans sa liberté comme les conjurés victimes des proscriptions :sorte de rétorsion où s'exprime au fond un sentiment de justice.

C'est une réaction de défense du moi contre uneatteinte à sa dignité.- Il s'agit pour le vengeur de rétablir un ordre compromis.

C'est comme un sursaut d'énergie quipeut être élevé au rang d'obligation sacrée par exemple pour l'honneur de la famille.

Laver une injure, comme dansLe Cid, venger un père assassiné, comme dans Cinna, crée la responsabilité sévère de la soumission au pointd'honneur.

Comme dans l'amour, c'est encore une affirmation du moi inviolable, qui n'est pas sans noblesse.

Laferveur de haine et de violence trouve dans une certaine mesure à se justifier par là. Énergie, force, affirmation du moi, voilà des éléments d'intensité dramatique, qui font que le thème a toujours attiréles auteurs de tragédies ou d'épopées depuis Homère et Sénèque jusqu'aux Nibelungen et aux sagas islandais, et leshéroïnes cornéliennes de Médée à Cléopâtre et Rodelinde.

Celles-ci sont assoiffées de sang, sont prêtes à jouer dupoignard ou de la coupe empoisonnée ou en appellent à un intermédiaire, un champion, telle Emilie qui ne putnégliger le bras qui la vengeait (v.

1636).

Pour satisfaire leur fureur, au besoin sacrifieront-elles l'amant sur l'auteltout fumant de la vengeance. Sans doute l'Église a-t-elle pu s'émouvoir; les sermonnaires s'inquiéter des prétextes que se donne ici le vengeur quine connaît pas d'obstacle à son caprice anarchique et s'autorise, pour faire respecter des droits quelquefoispurement imaginaires, celui de déterminer le tort et de fixer le châtiment; ils pouvaient rappeler l'« Indulgete eis », le« Sicut et nos dimittimus ».

Mais l'opinion contemporaine de Corneille ne s'embarrassait pas de la contradiction avecson christianisme; et elle continuait à délecter son imagination enfiévrée dans ces tragédies du sang, qui sontsurtout alors des thèmes littéraires si elles ont été jadis réellement vécues. Nous avons dit l'intérêt qu'on porte sous Louis XIII à la Rome républicaine et à l'époque où le patriciat romain a sesassises ébranlées.

On se passionne alors pour les grands exemples de l'histoire romaine.

Les entreprises criminellesdes anciens rapportées par les historiens latins sont dans toutes les mémoires, et on y cherche plus ou moins desleçons de politique et de civisme, en tout cas on est sensible à leur gloire : c'est la conspiration d'Harmodius etd'Aristogiton contre les fils de Pisistrate, celle de Dion contre Denys le Jeune, de Timoléon qui se fait le champion dela liberté contre son propre frère, de Catilina, dont Salluste montre la prodigieuse aventure, et surtout des deuxBrutus, le premier, ennemi acharné des Tarquins, le second meurtrier de César.

Comme Cinna, inquiet, veut rompreson entreprise, Maxime lui donne l'exemple de Brutus : Comme vous l'imitez, faites la même chose...

(La liberté) de lamain de César Brute Veut acceptée. Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger (v.

842). Dans les récits de Plutarque, de Tite-Live, de Tacite, que d'illustres exemples d'énergie, que d'appels à l'action ! Cesexemples avaient tellement jadis hanté les imaginations mûrissant des projets de liberté qu'on cite quantité de faitshistoriques, en Italie surtout, dus à leur séduction.

Le tyrannicide ayant existé de tous temps, et sa légitimitéfaisant question, les docteurs de l'Église et en particulier le « docteur angélique », Thomas d'Aquin, s'étaientpenchés sur ce problème.

On reconnaissait que, dans le cas du tyran d'usurpation, le droit de gouverner n'existaitpas et que les sujets pouvaient, quand ils en avaient les moyens, repousser sa domination, mais que dans le cas dutyran de gouvernement, « lorsque sa tyrannie est devenue intolérable, on ne peut cependant permettre à desparticuliers de s'arroger le droit d'attenter à la vie de leurs chefs, même oppresseurs; le péril serait trop grand etpour la multitude elle-même et pour ses chefs.

Contre la cruauté du tyran, ce n'est pas l'initiative présomptueusedes particuliers, c'est l'autorité publique qui doit agir.» Ces questions avaient été très débattues au XVIe siècle ettout au début du XVIIe.

Lors de l'assassinat de Henri III par Jacques Clément, il s'était trouvé un fougueuxthéologien, Mariana, pour justifier le tyrannicide.

Son ouvrage déchaîna tout un scandale et, après le meurtre deHenri IV, fut brûlé à Paris par ordre du Parlement.

La même année paraissait du P.

Coton, S.

J., une Lettredéclaratoire de la doctrine des Pères Jésuites qui interdisait, conformément au Concile de Constance, à unparticulier le droit d'attenter à la vie d'un prince, s'il n'a pas mandat de la communauté. Pour le rebelle qui veut tuer le prince, la tentation est grande de faire croire à l'opinion qu'il s'agit de punir d'un justechâtiment (cf.

une fureur si juste, v.

17) un traître parricide (v.

597).

La confusion qui en naît est telle que souvent. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles