CINNA DE CORNEILLE: LA SOUMISSION AU ROI ET LA POLITIQUE
Publié le 07/04/2011
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On ne peut s'y tromper pourtant. Quelque intérêt que le poète porte à l'histoire romaine, quand il traite de la situation de la Rome antique au moment où elle vient de passer du gouvernement démocratique à la dictature puis au gouvernement monarchique, c'est bien à la France de Louis XIII qu'il pense, à la nouvelle dynastie des Bourbons et à la politique contemporaine qui est à l'ordre du jour et fait partout l'objet des discussions. Ses Romains — étant changé ce qui doit être changé — sont des Français de 1640. D'autre part, homme de théâtre, comment n'aurait-il pas été séduit par ce qu'il y a de romanesque et de dramatique dans les événements de son époque, où des gentilshommes jouent leur vie dans des conspirations plus ou moins ténébreuses ? L'écho de ces mouvements tumultueux n'est-il pas propre à passionner un auditoire qui saisira immédiatement, sinon les allusions, du moins les transpositions offertes à son imagination ? Un homme de théâtre a besoin de l'approbation publique, il veut plaire; il sera donc amené à interpréter des situations d'une actualité plus ou moins évidente suivant les goûts, qui peuvent être divers, du public. D'où le souci de Corneille de tirer de ces situations les effets dramatiques les plus intenses, d'intercaler dans le drame des controverses telles qu'on en entendait dans tous les salons. Il ne fait d'ailleurs que suivre la mode lorsqu'il présente, dans la scène qui ouvre le second acte, un large débat politique sur les avantages et les inconvénients du régime monarchique et du gouvernement populaire : c'était un lieu commun. Outre la subtilité de la dialectique à laquelle les gens cultivés ne pouvaient être insensibles, il s'y réfléchissait tant de passions contemporaines que l'auteur pouvait être certain des applaudissements.
«
Ce qui n'est sans doute pas une source d'inspiration de Corneille mais qui est caractéristique de l'état d'esprit dutemps, c'est, dans la Première centurie des questions traitées en 1634 dans les conférences du Bureau d'adresses,établies par l'initiative de Renaudot, une discussion sur ce sujet : « Qui est le plus nécessaire à un État, larécompense ou la peine?» La conclusion est que toutes deux sont indispensables.
Un interlocuteur déclare : « S'il ya un lieu où la liberté doive gagner son procès, quand la seule fraternité chrétienne n'y suffirait pas, ce serait enFrance...
».
Citons encore pour mémoire deux ouvrages qui paraissent l'année même de Cinna, l'un en Espagne : LePolitique, de Balthazar Gracian ; l'autre en Angleterre, Les Éléments de la loi politique, de Hobbes, qui tous deuxprésentent le souverain comme un « surhomme ».
Précisément encore, quelques mois avant Cinna, il semble que les maximes d'État triomphent dans le livre et sur lascène : un protégé de Richelieu, Naudé, vient de faire paraître des Considérations politiques, où sont justifiésl'absolutisme et ses rigueurs.
Un autre protégé de Richelieu, Desmarets de Saint-Sorlin, vient de représenter unetragédie, Roxane, qui peint l'ingratitude d'un satrape, Phradate, comblé de bienfaits par Alexandre le Grand et qui serévolte contre lui.
Il est en outre son rival en amour.
Phradate est tué.
Et Roxane approuve finalement le châtiment: ...Quand on sait régner, jamais on ne balance Des services rendus contre une grande offense.
On est en droit de penser qu'à cette politique de violence, Corneille, inquiet, a voulu opposer dans Cinna des idéesde modération.
Corneille reste un peu attaché au passé — il a peut-être la nostalgie du temps où Henri IV, le modèle de la paixcivile, disait à ses sujets divisés : « Je suis Français, j'ai intérêt à votre conservation, pour cela je vous en parle :donnez vos vengeances, vos ambitions, vos querelles au bien de la France, votre mère !» — Il se souvient peut-êtreaussi de l'aventure du connétable de Richemont : Jeanne d'Arc l'avait rallié à Charles VII qui lui avait accordé sonpardon.
Mais il ne peut se défendre d'une certaine sympathie envers la fierté aristocratique ; il n'est pas sansrévérer, au fond, chez les grands, leur rêve de puissance; et puis il a un certain intérêt pour les grandes passionsmâles telles que l'ambition, la vengeance.
Toutefois tourné vers l'avenir, il conclut par la volonté de faire triompherla raison, c'est-à-dire pour lui, en politique, la monarchie justicière et clémente.
Lui-même, petit robin, avocat du roi, il a pour le gouvernement les sentiments les plus loyalistes, comme, engénéral, les nobles de robe et ceux qui, comme lui, détiennent un office; exerçant la plus haute des prérogativesroyales et jugeant pour le roi et en son nom, ils occupaient dans la société une place éminente; c'est la partie laplus instruite de la nation, et on a pu dire que c'est par elle que le roi gouvernait son royaume.
Aussi bien il estnaturel que Corneille, bourgeois paisible et pacifique, se rangeât du côté de l'autorité, et que, par contre, neconnaissant rien des responsabilités et de la pratique du pouvoir, il partageât l'opinion courante : or le mouvementspontané des esprits, loyaliste, n'était pas en faveur du Cardinal; et Corneille non plus, tout en étant loin d'être sonennemi; mais, de caractère fier et susceptible, comment n'eût-il pas compris et tenté de traduire les susceptibilitésdes grands, qui murmuraient devant les rigueurs gouvernementales ?
Le parti des Juristes.
On n'a pas assez remarqué l'influence qu'a pu exercer sur Corneille l'esprit des juristes, de ceuxqu'on appelait au siècle précédent les « Politiques ».
Corneille avait vingt et un ans quand (1627) est mort à Rouen,à deux pas de la rue de la Pie, le chanoine Pierre Leroy, l'instigateur de l'étonnant pamphlet de la Satyre Ménippée,un des représentants les plus éminents de ce parti des Politiques, parti modéré qui défendait les idées de toléranceet de paix, les théories du gouvernement de droit divin et de l'inviolabilité royale, ralliant le peuple et les grandsautour du roi.
Ils avaient été scandalisés que le régicide Jacques Clément eût trouvé des défenseurs, commeMariana, et vantaient « la douceur de ce bon roi (Henri III) qui n'était nullement sanguinaire » ; ils avaient toutefoisexprimé le vœu que le nouveau roi, Henri IV, n'exerçât sa clémence que lorsqu'il tiendrait le pays entier en sonpouvoir.
On retrouve dans Cinna les idées des « Politiques ».
Mais la source la plus certaine de Cinna semble être la traduction des Maximes Populaires de l'Italien Guichardin,disciple de Machiavel, que venait de donner le sieur de Lescale (1634).
Outre la clémence d'Auguste — présentéecomme une habileté politique — Corneille y a cueilli un développement sur les amertumes du pouvoir souverain etquelques mots sur l'illusion des exemples historiques.
Ce n'est pas à dire, malgré quelques traits hasardeux (v.
424, 560, 1584) et le rôle de Livie, que Corneille soitaucunement machiavélique.
C'est le contraire qui est vrai.
Dans Cinna, le seul emprunt que Corneille ait fait àMachiavel n'a rien de « machiavélique ».
Le florentin avait écrit : « Il n'a pas été donné aux choses humaines des'arrêter à un point fixe lorsqu'elles sont parvenues à leur plus haute perfection; ne pouvant s'élever, ellesdescendent.
» Corneille en tire les vers suivants d'Auguste, les plus beaux peut-être de la tragédie :
Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir, Toujours vers quelque objet pousse quelque désir, Il se ramène ensoi, n'ayant plus où se prendre Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre (v.
367, sqq.).
Huit ans plus tôt, dans sa première tragi-comédie, et de Clitandre, qui s'appelle aussi L'Innocence délivrée (Cinna luifait pendant et pourrait s'intituler Le rebelle délivré) Corneille s'était attendri sur les malheurs d'un gentilhommedisgracié par un certain Rosidor comme Marcillac fut disgracié par Richelieu.
Corneille avait dédié sa pièce au duc deLongueville, partisan de M.
de Marcillac et qui devait être un des chefs de la Fronde.
On sait que lorsque le duc seraarrêté, Corneille acceptera très volontiers de prendre possession en Normandie d'une charge qu'on venait d'enlever àun fidèle du Duc ! De Clitandre à Suréna, il est remarquable qu'il a été attiré par le problème de la force et.
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