CINÉMA ET LITTÉRATURE
Publié le 21/11/2018
Extrait du document
«
le
sens d'une description littéraire ne peut être clos;
comme le précise Robbe-Grillet, elle ne donne pas à voir
l'objet ou le paysage décrits, mais développe de mot
en mot un dessin imaginaire qui se plaî't à les « faire
bouger, bifurquer, changer soudain de sens, foisonner,
s'éloigner» (Trans-Europ-Express, ciné-roman, 1966).
L'image cinématographique, elle, offre un monde défini
tivement installé dans la présence : le film se déroule,
mais les êtres et les choses ne peuvent changer de nature.
Le film propose donc sa propre syntaxe.
son propre
langage.
Certes, comme l'ont souligné, avec Christian
Metz, les sémiologues du cinéma, ce langage peut être
plus ou moins codifié, suivant que le film ressortit à
ce Narratif-Représentatif-Industriel, dont le déroulement
chronologique linéaire, les plans, cadrages et séquences
sont prédéfinis parfois jusqu'à l'académisme, ou au film
d'« auteur>> -· qu'illustre, par exemple, Alain Resnais
-.
dans lequel le discours obéit à une structure particu
lière à l'œuvre elle-même.
Le rapprochement privilégié du cinéma et de la littéra
ture paraît donc assez paradoxal : cette affinité n'a, en
soi, guère plus de pertinence qu'une comparaison entre
le roman et l'architecture, la peinture ou la musique.
Et
pourtant, malgré la conscience accrue de ces écarts, la
littérature envahit toujours les scénarios, demeure
l'inspiratrice d'images qu'elle serait incapable de
« réaliser >>.
Les faux problèmes de l'adaptation
La question de l'adaptation peut-elle alors se poser?
Faire passer personnages, paysages et objets de l'imagi
naire romanesque à l'univers clos de la représentation
cinématographique relève plutôt d'une sorte de méta
morphose.
Métamorphose parfois caricaturale, lorsque le
metteur en scène opte pour un système de signes à la
dénotation particulièrement lourde.
Sous prétexte de
«fidélité >>, de «respect du texte>>, d'« objectivité>>,
l'image, dans le cinéma le plus classique, se charge de
piuoresque; tout se déroule comme si le spectateur devait
se trouver sécurisé par cette accumulation d'objets, de
mots, de costumes propres à cautionner une époque et
un lieu, ceux du livre.
On sent bien ce qu'un tel type
d'adaptation, illustré avant guerre par Pagnol, plus près
de nous par Autant-Lara, peut avoir de réducteur.
Alors
que, selon le mot de Gracq, la littérature ne peut « saturer
les moyens de perception >> (En lisant, en écrivant,
1981 ), 1 'adapt.ltion académique offre un monde uni vo
que : il y a loin de l'univers de Giono aux réalisations
que Pagnol a 1irées d'Un de Baumugnes (Angèle) et de
Regain; les mythes protéiformes qui nourrissent les
romans gioniens, sans jamais pourvoir l'œuvre d'une
signification c1ai re et définitive, s'estompent vite devant
la prosaïque mythologie provençale de 1' auteur de
Marius.
Jean le Bleu ct son cortège de sens homériques
n'est plus, en fin de compte, dans la Femme du boulan
ger (1938), et quel que soit le talent de Raimu, qu'une
banale affaire de mari cocu, racontée « avé 1' assent >>.
Pagnol ne tenle pas même de citer les motifs gioniens,
comme le fera François Leterrier dans Un roi sans diver
tissement (1963).
Le prétendu « naturel » du dialogue et
de 1' image abolit toute polysémie : pourquoi, dans ce
cas, convoquer d'autres textes et ne pas faire du Pagnol
avec Pagnol?
En fait, dan;; le pire des cas, 1' adaptation, à ses débuts,
a fait de la littérature un alibi culturel : comment un film
reprenant narrativement un titre célèbre, et se nourrissant
(apparemment) de Stendhal, Hugo ou Zola, pourrait-il
être vain? De plus, beaucoup de scénaristes ont ignoré
(ou feint d'ignorer) qu'en tant que lecteurs, ils ornaient
le texte transposé de leurs valeurs personnelles.
Délibé
rément parfois chez Vadim (les Liaisons dangereuses, 1959),
moins consciemment chez Jean Delannoy (la
Symphonie pastorale, 1946) ou Claude Autant-Lara (le
Rouge et le Noir, 1954 ), l'œuvre adaptée porte les mar
ques des mythes, de l'idéologie d'un scénariste, mais
aussi de tout un système de production; la cinématogra
phie, comme le souligne encore Gracq, reste « serve de
la chronologie >> : tout.
dans l'image.
ressuscite une épo
que à jamais datée, qui n'est pas forcément celle que 1 'on
espérait décrire.
Quand l'Américain Vincente Minnelli
monte, en 1948, sa version de Madame Bovary, ce n'est
pas un médiocre médecin normand, mais un cow-boy
nonchalant et débonnaire qui arrive sur son cheval, dans
une pittoresque jusqu'à la parodie; le
discours d'un tel film impose plus, au second degré, les
mythologies des U.S.A.
de l'après-guerre qu'il ne resti
tue la dérision sous-jacente du texte flaubertien.
Naturel et distanciation
L'adaptation est-elle donc vouée à une écriture aussi
codifiée que celle du vaudeville? Doit-elle, pour légiti
mer son déroulement, en revenir au faux problème de la
fidélité?
La question se pose différemment, si l'on songe qu'il
n'est pas de code, pas de structure avec lesquels on ne
puisse jouer; l'échec des adaptations du cinéma tradi
tionnel vient de ce qu'elles tentent de faire «aller de
soi >> un discours tissé de contradictions historiques, de
présenter comme « naturel >> un récit sursaturé de sens.
L'impasse d'une telle démarche est plus évidente encore
dans les adaptations cinématographiques de pièces théâ
trales; selon Anne Ubersfeld, le propre du théâtre est de
dire, avant toute chose : >
(Lire le théâtre, 1977).
Nulle pièce qui ne fasse naître un
sentiment d'artificialité, celui-là qui permet au specta
teur de rester à distance.
Vouloir rendre non seulement
vraisemblables, mais aussi évidents, naturels le temps et
1 'espace scéniques.
c ·est, en fin de compte, récupérer
dans une fade normalité le sens de la fête théâtrale.
Cependant, il est des metteurs en scène, des scénaris
tes qui entendent délibérément accentuer le caractère
artificiel de toute adaptation; ainsi, les films d'Éric Roh
mer placent-ils le lecteur non pas sous le charme d'un
récit «fidèle>>, mais dans l'attitude d'un critique, au
moins d'un récitant; dans Perceval le Gallois (1978),
c'est à distance que l'on suit une écriture qui souligne
les écarts existant entre le monde du Moyen Age et le
nôtre.
Dans la Marquise d'O ( 1976), le mélodrame,
modérément présent chez Kleist, est poussé jusqu'au
pastiche : les références constantes à Greuze, que souli
gnent les plans verdâtres, bleutés ou pastel, les poses
théâtralisées des personnages interdisent toute identifi
cation du spectateur au temps du récit; à chaque
séquence, on ne peut oublier la règle du jeu, implicite
ment posée : « Ceci n ·est qu'une adaptation.
>>
Dans un semblable univers, le temps cinématographi
que est toujours pluriel : tandis que l'on regarde, les
dimensions temporelles impliquées, signifiées par la nar
ration, s'augmentent les unes des autres.
Dans deux films
aussi différents que le Lancelot de Bresson et le Perceval
de Rohmer, le dialogue «reconstitué » des personnages
- qui paraissent plus réciter naïvement et mécanique
ment une traduction que dire « spontanément » un texte
-, les images stylisées de Rohmer, les images fragmen
tées de Bresson permettent d'apprécier le monde médié
val non en soi mais par-delà les codes, les signes du
xx• siècle européen.
Ce qui doit frapper, c'est 1 'étrangeté
d'un monde aux valeurs distinctes, et que nous ne pou
vons apprécier qu'à travers nos propres représentations :
le récit filmique se constitue alors peu à peu en Histoire.
On ne découvre pas un médiévalisme vécu (par son réa
lisme même, le cinéma ne fait pas revivre Je passé, il est.
»
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