Chatterton, III, I.
Publié le 27/03/2015
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Chatterton s'est engagé à achever un manuscrit pour payer ses dettes. Mais la faim le tenaille et il est torturé par l'image de celle qu'il aime, Kitty Bell. La veille du jour fixé, il passe la nuit à essayer d'écrire, en vain. (Voir le résumé de la pièce, p. 126).
La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu; un lit misérable et en désordre.
Scène première. — CHATTERTON est assis sur le pied de sou et écrit sur ses genoux.
Il est certain qu'elle ne m'aime pas. — Et moi... je n'y veux plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. — Me voilà seul en face de mon travail. — Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon! de saluer et de serrer la main ! Toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi-même.
5 Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré
10 pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre : le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son coeur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S'il a des blessures, tant mieux !
15 il a plus de prix; tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher. (Il se lève). Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition ! (Il rit et se rassied. — Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.) Non, non !
L'heure t'avertit; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en 20 réfléchissant: tu n'as qu'une réflexion à faire, c'est que tu es pauvre. — Entends-tu bien ? un pauvre !
Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais; c'est une minute stérile. — Il s'agit bien de l'idée, grand Dieu! Ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un schelling; la pensée n'a pas cours sur la 25 place.
Oh ! loin de moi, — loin de moi, je t'en supplie, découragement placé ! Mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre ! détourne-toi ! détourne-toi ! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu! et, si demain ce livre n'est pas achevé, je suis perdu! oui perdu! sans espoir !
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Ô dégradation ! ô honteux travail ! (Il écrit.) Il est certain que cette jeune femme ne m'aimera jamais. — Eh bien, ne puis-je cesser d'avoir cette idée ? (Long silence.)J'ai bien peu d'orgueil d'y penser encore. — Mais qu'on me dise donc pourquoi j'aurais de l'orgueil ! De l'orgueil de quoi ? Je ne tiens aucune
35 place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c'est cette
fierté naturelle. Elle me crie toujours à l'oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l'air malheureux.— Et pour qui donc fait-on l'heureux quand on ne l'est pas? Je crois que c'est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. — Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, à Publicité, vile Publicité !
Eh! que me fait cet Harold, je vous prie ? —Je ne puis comprendre comment j'ai écrit cela. (Il déchire le manuscrit, en parlant. — Un peu de délire le prend.) J'ai fait le catholique ; j'ai menti. Si j'étais catholique, je me ferais moine et trap‑
Et moi ! moi qui sens cela, je ne lui répondrais pas? Si ! par le Ciel ! je lui répondrai. Je frapperai du pied les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.
Ah ! misérable ! Mais... c'est la satire ! Tu deviens méchant. (Il pleure longtemps
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bord, vous dormiez la nuit, vous, et, le jour, vous vous battiez ! vous n'étiez pas un paria intelligent comme l'est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous,
85 voyez-vous ce papier blanc ? S'il n'est pas rempli demain, j'irai en prison, mon père, et je n'ai pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j'ai faim. — J'ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et, à présent, je ne l'ai plus, et j'ai toujours la faim. Et j'ai aussi votre orgueil mon père, qui fait que je ne le dis
90 pas. — Mais, vous qui étiez vieux et qui saviez qu'il faut de l'argent pour vivre, et que vous n'en aviez pas à me laisser, pourquoi m'avez-vous créé ? (Il jette la boîte. Il court après, se met à genoux et pleure.) Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en cheveux blancs ! — Vous m'avez tant embrassé sur vos genoux ! — C'est ma faute ! J'ai cru être poète ! C'est ma faute ; mais je vous
95 assure que mon nom n'ira pas en prison ! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l'opium ! Si j'ai par trop faim... je ne mangerai pas, je boirai. (Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.) Quelqu'un monte lourdement mon escalier de bois. — Cachons ce trésor. (Cachant l'opium.) Et pourquoi ? Ne suis-je donc pas libre ? plus libre que jamais? — Caton n'a pas caché
100 son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face. (Il pose l'opium au milieu de sa table.)
Ce monologue, dans lequel l'écrivain se met lui-même en scène, est particulièrement représentatif du drame romantique, tant du point de vue des thèmes abordés que du point de vue du style. L'oscillation du héros entre fierté et mépris de soi, son refus de la comédie sociale, la menace du délire, sont des sujets de prédilection pour les auteurs romantiques. De même, le traitement du monologue, sa composition débridée, illustrent parfaitement la manière romantique.
«
LE DRAME ROMANTIQUE
fierté naturelle.
Elle me crie toujours à l'oreille de ne pas ployer et de ne pas
avoir
l'air malheureux.- Et pour qui donc fait-on l'heureux quand on ne l'est
pas? Je crois que c'est pour les femmes.
Nous posons tous devant elles.
-Les
pauvres créatures, elles te
prennent pour un trône, à Publicité, vile Publicité!
40 toi qui n'es qu'un pilori où le profane passant peut nous souffleter.
En géné
ral les
femmes aiment celui qui ne s'abaisse devant personne.
Eh bien, par le
Ciel, elles ont raison.
- Du moins celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra
pas baisser la tête.
- Oh! si_ elle m'eüt aimé! (Il s'abandonne à une longue rêve
rie, dont il sort violemment.) Ecris donc, malheureux, évoque donc ta volonté!
45 - Pourquoi est-elle si faible? N'avoir pu encore lancer en avant cet esprit
rebelle qu'elle excite, et qui s'arrête! -Voilà une humiliation toute nouvelle
pour moi! - Jusqu'ici je l'avais tottjours vu partir avant son maître; il fallait un
frein et, cette nuit, c'est l'éperon qu'il lui faut.- Ah! ah! l'immortel! ah! ah!
le rude maître du corps! Esprit superbe, seriez-vous paralysé par ce misérable
50 brouillard qui pénètre dans une chambre délabrée? Suffit-il, orgueilleux,
d'un peu de vapeur froide pour vous vaincre? (Il jette sur ses épaules la couver
ture
de son lit.) L'épais brouillard! il est tendu au dehors de ma fenêtre
comme un rideau blanc, ou comme un linceul.
-Il était pendu ainsi à la
fenêtre de mon père, la nuit de sa mort.
(L'horloge sonne trois quarts.) Encore!
55 le temps me presse; et rien n'est écrit! (Il lit): «Harold! Harold! ...
ô Christ!
Harold ...
le duc Guillaume ...
»
Eh! que me fait cet Harold, je vous prie? -Je ne puis comprendre comment
j'ai écrit cela.
(Il déchire le manuscrit, en parlant.
- Un peu de délire le prend.) J'ai
fait le catholique;j'ai menti.
Si j'étais catholique,je me ferais moine et trap-
60 piste.
Un trappiste n'a pour lit qu'un cercueil, mais au moins il y dort.
-Tous
les hommes ont un lit où ils dorment: moi, j'en ai un où je travaille pour de
l'argent.
(Il porte la main à sa tête.) Où vaisje? où vaisje? Le mot entraîne
l'idée malgré elle ...
Ô Ciel! la folie ne marche-t-elle pas ainsi? Voilà qui peut
épouvanter le plus brave ...
Allons! calme-toi.
- Je relisais ceci ...
Oui ...
Ce
65 poème-là n'est pas assez beau! ...
Écrit trop vite! Écrit pour vivre! - Ô sup
plice! La bataille
d'Hastings !...
Les vieux Saxons! ...
Les jeunes Normands!
Me suisje intéressé à cela? Non.
Et pourquoi donc en as-tu parlé? -Quand
j'avais tant à dire sur ce que je vois! (Il se lève et marche à grands pas.)
-Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi;
70 quand la vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer; quand
le pâle travail est dédaigné; quand l'espérance a perdu son ancre; la foi, son
calice; la charité, ses pauvres enfants; quand la loi est athée et corrompue
comme une courtisane ; lorsque la terre crie et demande justice au poète de
ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu'elle peut se
75 passer du Ciel.
Et moi! moi qui sens cela, je ne lui répondrais pas? Si! par le Ciel! je lui
répondrai.
Je frapperai du pied les méchants et les hypocrites.
Je dévoilerai
Jérémiah-Miles
et Warton.
Ah! misérable! Mais ...
c'est la satire! Tu deviens méchant.
(Il pleure longtemps
80 avec désolation.) Écris plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre
comme à celle de ton père.
(Il s'arrête.
-Il prend une tabatière sur sa table.) Le
voilà, mon père! -Vous voilà! bon vieux marin! franc capitaine de haut-
179.
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