CHATEAUBRIAND: Une nuit dans les forêts du Nouveau-Monde
Publié le 04/05/2011
Extrait du document
Né à Saint-Malo, François-René de Chateaubriand fit ses études à Dol et à Rennes. Ses années d'adolescence se passèrent au château de Combourg.. D'abord officier, il fréquente la cour et la société parisienne de 1786 à 1791 ; puis il entreprend un voyage d'exploration en Amérique (1791-92). A son retour, il émigre, est blessé au siège de Thionville, se réfugie à Londres, et rentre à Paris en 180o. Il donne alors Atala, puis le Génie du Christianisme. Il se sépare de Bonaparte après l'exécution dû duc d'Enghien, fait un voyage en Orient (1806-1807), publie les Martyrs (1809), l'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), se rallie aux Bourbons en 1814, devient ambassadeur à Berlin et à Londres, ministre des affaires étrangères, ambassadeur à Rome, et se retire de la politique en 183o. Il travaille alors à ses Mémoires d'Outre-Tombe, et meurt le 4 juillet 1848.
TEXTE COMMENTÉ
Une nuit dans les forêts du Nouveau-Monde (1802).
Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde. Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour' tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, saris la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, par intervalles, on . entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes : mais dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, e, pour ainsi cure, à se trouver seule devant Dieu.
«
évidemment le comparer à certaines descriptions Orientales des Martyrs ou de l'Itinéraire, où le peintre n'a qu'àchoisir entre les couleurs les plus vibrantes.
Mais on n'en admirera que plus son habileté à saisir les nuances de cepaysage nocturne.
— La lune suit sa course azurée; ...
les nues ressemblent à des montagnes couronnées de neige;...
elles se déroulent en zones diaphanes de satin blanc, se dispersent en légers flocons d'écume, forment des bancsd'une ouate éblouissante...
Le jour bleuâtre de la lune pousse des gerbes de lumière dans les ténèbres...La rivière est brillante des constellations de la nuit...
Puis ce sont des ombres flottantes sur une mer immobile delumière.c) Les impressions des sens.
— Dans la description de Chateaubriand comme dans celles de Bernardin de Saint-Pierre, ce n'est pas seulement la vue qui est intéressée; le lecteur perçoit par tous les sens des impressions vives etnaturelles.
L'odorat, l'ouïe, le toucher, sont également sollicités.
— Une brise embaumée, à la fraîche haleine; ...
cesbancs d'ouate éblouissante sont si doux à qu'on croit ressentir leur mollesse et leur élasticité...
Le silence esttroublé par la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte....
On entend auloin, dans le calme de la nuit, les sourds mugissements de la cataracte...
qui se prolongent et expirent...La poésie et la philosophie.— Dans Chateaubriand, on ne saurait séparer la pensée religieuse de la poésie.
Quel est,en effet, le sens intime de ce morceau? Il est indiqué dans les dernières lignes : l'âme se plaît...
à se trouver seuledevant Dieu.
— N'allons pas croire qu'il y a là, comme chez J.-J.
Rousseau, une protestation misanthropique contrela vie de société.
Chateaubriand ne nous invite à fuir les hommes et les régions habitées que momentanément, pourmieux sentir la présence de Dieu dans la nature.
Sans examiner en soi cet argument, demandons-nous quelle est savaleur, à l'époque où écrit Chateaubriand, et par rapport à la thèse soutenue dans le Génie du christianisme.
Noussentirons en même temps quel lien indissoluble rattache, ici la religion et la poésie.Chateaubriand combat les Encyclopédistes du dix-huitième siècle, qui, uniquement préoccupés de décrire etd'encourager le progrès social, tiennent leurs yeux sans cesse fixés sur l'homme civilisé, l'homme des villes, dessalons, des ateliers.
Dès lors, affaiblissement de l'idée religieuse et de la poésie.
En effet, dans la vie civilisée, toutsemble venir de l'homme; on perd la notion d'une puissance supérieure à lui.
Et, en même temps, l'homme civilisésemble satisfait de son bien-être et de son luxe; il n'a que des désirs positifs, matériels.
Cependant, pour quis'éloigne de cette civilisation, quel inconnu formidable dans la nature sauvage ! Que de merveilles supérieures à toutce que l'ho/Urne peut fabriquer! Et, dès lors, une impression d'au-delà pénètre dans l'intelligence : si l'homme necroit pas encore, il est ému et inquiet; il est disposé à croire.
— En second lieu, Chateaubriand veut nous fairesentir que la vraie poésie du coeur est celle qui sort de la nature même, sans aucun intermédiaire, et s'il ne donnepas ici la théorie (cf., p.
890, le passage sur le sentiment moderne de la nature); il donne au moins l'exemple.
—Remarquez, en effet, avec quelle simplicité il se place devant ce spectacle entièrement nouveau pour lui : il va legoûter, dans toute sa solitude.
Alors, c'est une série d'impressions, sans aucun souvenir scolaire : la nature serévèle à lui, loin des habitations des hommes.
Son imagination peut s'étendre; son âme se plaît à s'enfoncer dans unocéan de forêts, à planer, ...
à méditer...
à se trouver seule devant Dieu.
Il y a là les éléments du lyrismelamartinien : la méditation, sortie d'une impression directe.
Le coeur se sent détaché des rapports terrestres, ravidans une sorte d'extase, et initié à un solennel mystère,Le style.
— Ce que nous avons dit des lignes, des Couleurs, etc...
suffit presque à faire saisir le mécanisme de cestyle.
— Il ne nous reste qu'à signaler quelques expressions, qui méritent d'être analysées :— L'horizon opposé.
— Chateaubriand a dit, quelques lignes plus haut : je vis le jour S'éteindre.
La lune se montre àl'horizon opposé à celui où le soleil s'est couché.
.— Cette reine des nuits.
— Périphrase plutôt « classique ».
Il en traîne encore quelques-unes dans le style deChateaubriand, qui était nourri de la littérature du dix-huitième siècle.
(Cf.
Lamartine : Et le char vaporeux de lareine des ombres...) Ces réminiscences ne font que mieux ressortir l'originalité habituelle de Chateaubriand, qui dutréagir contre son éducation littéraire.— Sa course azurée.
— Figure hardie, construction latine (hypallage), pour : sa course à travers l'azur.— Zones diaphanes.
-- Zone (mot grec) veut dire : ceinture, bande circulaire...
Diaphane (mot grec) : se dit descorps à travers lesquels passe la lumière.— Poussait des gerbes de lumière.
— Pousser : nous dirions plutôt diriger, ou lancer.
Cet emploi de pousser estconforme à l'usage du dix-septième siècle; il est à regretter et à rétablir.
On sent ici combien pousser des gerbesforme une figure exacte, surtout au milieu des ténèbres de cette forêt.
.— La clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons.
— Par opposition aux gerbes de lumière, voici uneclarté qui dort sans mouvement sur le galon : cette clarté semble personnifiée.
C'est par de semblables expressionsque Chateaubriand donne une vie mystérieuse aux forces de la nature.— L'étonnante mélancolie.
— Cette mélancolie est toute objective; c'est le tableau qui est mélancolique, c'est-à-dire qui porte le spectateur à la mélancolie.
Toute subjective, au contraire, est la mélancolie de René, dans lepassage cité, p.
go6.— Remarquer la propriété des termes et des .rapports dans : s'enfoncer et océan, planer et gouffre, méditer etbords des lacs..
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