Devoir de Philosophie

CHATEAUBRIAND : Nuit dans les déserts du Nouveau Monde

Publié le 14/02/2011

Extrait du document

chateaubriand

   Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde.    Une heure après le coucher du soleil la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.    La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.    La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l'imagination cherche à s'étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions sauvages l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire à se trouver seule devant Dieu.     

Introduction.    L'un des titres de gloire de Chateaubriand est d'avoir « rouvert la grande nature fermée «. Ses pages purement descriptives sont très nombreuses, et même lorsqu'il a l'intention de donner un sens moral ou religieux à ses descriptions, on sent qu'il se plaît avant tout à rendre avec l'art d'un peintre et l'enthousiasme d'un poète la beauté de son tableau. N'est-ce pas ce que nous pourrons constater dans cette page du « Génie du Christianisme « où, voulant faire sentir Dieu dans son œuvre, il « (goûte) dans toute sa solitude le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde « ? : « Un soir je m'étais égaré dans une forêt......à se trouver seule devant Dieu «.

chateaubriand

« si vastes solitudes.

— Il y a de la magnificence dans cette symphonie en blanc majeur qu'est la description desnues, dans ces « gerbes de lumière », dans cette rivière « toute brillante des constellations de la nuit, qu'ellerépétait dans son sein », dans « cette mer immobile de lumière ».

D'un autre côté, il y a beaucoup de grâce dans leslentes métamorphoses des nues, beaucoup de finesse dans la peinture du « jour bleuâtre et velouté de la lune ».Les effets de clair obscur sont recherchés et variés d'une façon tout à fait classique : opposition de lumière vive etde ténèbres épaisses (« l'épaisseur des plus profondes ténèbres ») ; puis opposition entre les parties obscures de larivière et ses parties éclairées ; puis opposition d'ombres et de lumière légères (« des îles d'ombres flottantes surcette mer immobile de lumière »). — ...beauté romantique également : par sa mélancolie. A ce propos relevons : « et je goûtai dans toute sa solitude...

l'astre solitaire...

le gémissement de la hulotte...

seprolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires...

L'étonnante mélancolie de cetableau...

» ; par sa recherche du sauvage et du grandiose — ce qui dépasse la majesté ou la magnificenceclassiques — et qui est surtout sensible dans les dernières lignes : « ...mais dans ces régions sauvages l'âme seplaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer sur le bord des lacs etdes fleuves...

» ; par son exotisme : « brise embaumée...

savanes...

la cataracte du Niagara...

les forêts solitaires...» 2.

— L'exécution. Pour nous rendre sensibles les beautés de son tableau, Chateaubriand met en œuvre toutes les ressources de sontalent de peintre. a) Il peint à l'aide du terme propre, ou à peine métaphorique : « diaphane » (= qui laisse passer la lumière sans êtretransparent) ; des « bancs '» (= des amas comparables pour la forme à des « bancs » de sable par exemple) ; «bleuâtre » ; « savane » ; « clarté », « jour », moins brillants que « lumière » ; « flottantes » interprète lefrémissement des bouleaux agités par les brises ; « passage » (d'un vent subit) suggère un bruit très faible : c'estl'expression la plus atténuée qu'on pût employer (la plainte du vent, ou les complaintes du vent diraient beaucoupplus) ; le « gémissement de la hulotte » (= espèce de chouette) ; « les sourds mugissements de la cataracte duNiagara...

» (N.

B.

« Désert » est pris dans son sens ancien d'espace inhabité mais qui n'est pas pour autantdésertique !). b) Des comparaisons, suggérées par l'enthousiasme du poète pour la beauté de son spectacle, — nous le verronsplus loin, — sont aussi très pittoresques.

Il n'y a que des comparaisons dans la symphonie en blanc du premierparagraphe : « neige », « de satin » (ce qui suggère l'uni, le lustré, et la douceur de ladite étoffe), « écume », «ouate éblouissante » ; « velouté » (= qui présente à l'oeil la douceur que le velours présente au toucher.

Cf.

à la findu paragraphe précédent : « si doux à l'œil ») « poussait des gerbes de lumière » = faisait pénétrer, comme aveceffort, (à cause de l'épaisseur des ténèbres), des rayons en faisceaux ayant l'aspect de gerbes.

L'image donnel'impression d'une lumière avivée par le contraste et nettement distincte de l'obscurité ; au contraire, sur la savane,ne rencontrant plus d'obstacles, la clarté « dormait sans mouvement » sur les gazons (=s'étendait uniformément,sans effort, et apparemment plus faible vu que le contraste ne joue plus). c) Chateaubriand peint par le rythme et les sonorités. La phrase : « L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel.

» se dit avec une lenteur majestueuse : les syllabesmuettes allongeant la syllabe précédente (l'astre solitaire) et la répartition à peu près régulière des accentstoniques facilitent cette diction.

— « ployant et déployant » peignent, par leur composition même et par leurdouceur, de gracieux mouvements contraires.

Les consonnes initiales sont vigoureusement marquées pour unelumière vive : « poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres ».

Au contraire ily a une grande uniformité pour « dormait sans mouvement sur les gazons ».Pour peindre le silence, les virgules (qui correspondraient précisément, en musique, à des silences) sont multipliées,les liaisons sont supprimées.

Les sonorités sourdes dominent, peignant les bruits étouffés qui rendent le silencesensible sans le rompre véritablement.

La voix descend progressivement : « Auprès /, tout aurait été silence etrepos /, sans la chute de quelques feuilles /, le passage d'un vent subit /, le gémissement de la hulotte ».

Dans ladernière phrase, nous remarquons 1) les sonorités sourdes de « sourds mugissements ; 2) l'ampleur du mouvementqui est relancé par une première relative, puis par une seconde, coordonnée : cette ampleur suggère l'immensité deces étendues parcourues par les mugissements de la cataracte et par ses échos ; 3) simultanément, le bruitdécroissant du son est peint par le mouvement descendant de la phrase : les membres rythmiques, toujours d'uncertain volume, sont de moins en moins longs, et de plus en plus ralentis par la diction : « Au loin...

—> forêtssolitaires ». d) Chateaubriand organise le détail comme l'ensemble pour tirer un effet maximum de sa description. — Au début de ses phrases ou à la fin de ses membres rythmiques il place les notations les plus intéressantes : « Une brise embaumée...

comme sa fraîche haleine.

L'astre solitaire...

couronnées de neige...

de satin blanc...flocons d'écume, ...d'une ouate éblouissante,...

» Des antithèses soulignent naturellement les effets de clair obscur.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles