Charles Baudelaire : Le Cygne
Publié le 14/09/2006
Extrait du document
A Victor Hugo I Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve, Pauvre et triste miroir où jadis resplendit L'immense majesté de vos douleurs de veuve, Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, A fécondé soudain ma mémoire fertile, Comme je traversais le nouveau Carrousel. Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel); Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques, Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques, Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. Là s'étalait jadis une ménagerie; Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux, Un cygne qui s'était évadé de sa cage, Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, Et disait, le coeur plein de son beau lac natal: "Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre?" Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, Vers le ciel ironique et cruellement bleu, Sur son cou convulsif tendant sa tête avide Comme s'il adressait des reproches à Dieu! II Paris change! mais rien dans ma mélancolie N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Aussi devant ce Louvre une image m'opprime: Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, Comme les exilés, ridicule et sublime Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous, Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d'un tombeau vide en extase courbée Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus! Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard, Les cocotiers absents de la superbe Afrique Derrière la muraille immense du brouillard; A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve Jamais, jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs Et tètent la Douleur comme une bonne louve! Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs! Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!
Le chemin qui s'ouvre devant le poète de la modernité n'est pas celui de la facilité, de l'ivresse du nombre, mais celui d'une ascèse douloureuse et solitaire. La beauté nouvelle, la beauté moderne, la beauté à découvrir est au bout de cette méditation qui, dans «Le Cygne «, ce grand poème de la mélancolie et de l'exil, s'achève sur une mémoire purifiée, sur l'unité retrouvée non avec une nature définitivement viciée, non avec une société aliénée, mais avec la communauté des réprouvés. Baudelaire n'a jamais mieux signifié son rapport à la modernité que dans ce poème qu'il convient de considérer comme testamentaire et dans lequel il a éternisé sous l'image du cygne s'abîmant dans la boue du pavé parisien, le symbole du poète maudit, du poète proclamant avec orgueil sa déréliction, son rejet du monde des vivants, sa solidarité avec les bannis et les morts :
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Auprès d'un tombeau vide en extase courbéeVeuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisiquePiétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,Les cocotiers absents de la superbe AfriqueDerrière la muraille immense du brouillard;
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouveJamais, jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleursEt tètent la Douleur comme une bonne louve!Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exileUn vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!Je pense aux matelots oubliés dans une île,Aux captifs, aux vaincus!...
à bien d'autres encor!
Ce poème est tissé de références à la vie contemporaine et à l'histoire de l'antiquité.
Au lieu d'être organisées dansun discours cohérent, ces citations discordantes se mêlent de façon capricieuse et désordonnée dans un fluxd'associations qui a le naturel et le décousu d'un courant de conscience saisi sur le vif par le monologue intérieur.L'effet de choc, comme toujours chez Baudelaire, est fondé sur le jeu des contrastes qui ne se heurtent jamais defront comme les antithèses de Hugo mais s'unissent dans un ensemble dissonant d'idées et d'images empruntées àdes plans et à des registres opposés.
Le moindre de ces contrastes n'est pas dans le rapport qui s'y instaure entrel'hymne et la confidence.
Un bric-à-brac confus
Le pathétique des invocations, des apostrophes, y croise, en effet, le murmure des aveux que l'on s'adresse à soi-même et dont la discrétion est soulignée par l'usage de la parenthèse.
Si une expression dans le texte peut servir àdésigner l'impression produite à première vue par la discordance des enchaînements, c'est celle de « bric-à-bracconfus ».
Ce « bric-à-brac » est celui de la mémoire poétique déclenchée par la perception du promeneur désorientéau milieu d'un paysage urbain qu'il ne reconnaît plus, où il ne se reconnaît plus.
S'il est une autre formule quiconvient à ce «Tableau parisien », c'est celle que
l'on trouve dans les témoignages des contemporains pour décrire l'attitude et la démarche de Baudelaire lui-même,celle d'« agitation figée ».Le mouvement du poème épouse spontanément l'allure de la flânerie.
Il se déroule selon une succession de déclicscréant autant de courts-circuits dans une conscience qui a perdu ses points de repère.
Une association discordante
S'il est cependant une opposition qui me semble digne seulement d'égarer le lecteur, c'est celle entre le classicismede la forme et la modernité du contenu, trop souvent retenue par les commentateurs.
Au lieu de s'opposer, lehiératisme sévère de la prosodie et la liberté des dissociations créent au contraire ce que Meschonnic appelle « uneforme-sens » 12.
Bien que, contrairement à son habitude, Baudelaire n'utilise pas dans le détail du poème sa figurede rhétorique préférée, c'est le poème tout entier, dans ce que l'on pourrait définir comme une «associationdiscordante » aussi bien qu'« une continuité des ruptures », qui réalise la poétique de l'oxymoron caractéristique desFleurs du Mal.
Le moule classique est brisé par les dissociations, mais ces dissociations mêmes, dans leur successionarbitraire, produisent un nouveau sens, une nouvelle vision du monde et du temps.
La dépossession
La ligne de force sous-jacente à cet entrelacement de « vieux souvenirs » est celle de l'évidence foudroyante quisurgit dans l'esprit du flâneur, la prise de conscience de sa dépossession.
Les brisures du discours traduisent unerupture d'identité, une errance qui est une quête de soi dans une antériorité disparue.On peut proposer, comme image apte à transmettre la désolation de cet égarement, celle d'un bateau qui a perduses amarres.
La construction rigoureuse des phrases, des vers et des strophes indique ce que Baudelaire attendencore du langage : l'illusion d'une stabilité dont son existence constitue le plus vivant, le plus criant démenti.L'expérience qu'il transcrit ici est celle de la face noire de la modernité.
Si l'esthétique de la modernité présente unaspect jubilatoire dans la sublimation de l'instant, elle a son revers dans la tragédie de l'effritement du moi par cetteinstantanéité même.
Les yeux hagards des passants dans la foule donnent une idée du désespoir qui envahit celuiqui n'a plus de point fixe, celui qui n'a plus où aller 13, celui qui se sent étranger dans son milieu le plus familier.Quand Baudelaire s'exclame « Andromaque, je pense à vous! », ce cri surprend par son incongruité dans le contexte.
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