Chapitre XXV - Thérèse Raquin de Zola
Publié le 14/03/2020
Extrait du document
Laurent comprit qu’il avait trop regardé Camille à la Morgue. L’image du cadavre s’était gravée profondément en lui. Maintenant, sa main, sans qu’il en eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage atroce dont le souvenir le suivait partout.
Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le divan, crut voir les figures s’animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinq Camille que ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui, par une étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous les sexes. Il se leva, il lacéra les toiles et les jeta dehors. Il se disait qu’il mourrait d’effroi dans son atelier, s’il le peuplait lui-même des portraits de sa victime.
Une crainte venait de le prendre : il redoutait de ne pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut savoir tout de suite s’il était maître de sa main. Il posa une toile blanche sur son chevalet; puis, avec un bout de fùsain, il indiqua une figura en quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça brusquement cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure, il se débattit contre la fatalité qui poussait ses doigts. A chaque nouvel essai, il revenait à la tête du noyé. Il avait beau tendre sa volonté, éviter les lignes qu’il connaissait si bien ; malgré lui, il traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles, à ses nerfs révoltés. Il avait d’abord jeté les croquis rapidement; il s’appliqua ensuite à conduire le fùsain avec lenteur. Le résultat fut le même : Camille, grimaçant et douloureux, apparaissant sans cesse sur la toile. L’artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, des têtes d’anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romains coiffés de leur casque, d’enfants blonds et roses, de vieux bandits couturés de cicatrices ; toujours, toujours le noyé renaissait, il était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et bandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il exagéra les traits, il fit des profils monstrueux, il inventa des têtes grotesques, et il ne réussit qu’à 35 rendre plus horribles les portraits frappants de sa victime. Il finit par dessiner des animaux, des chiens et des chats ; les chiens et les chats ressemblaient vaguement à Camille.
On peut constater au fil de l’extrait un changement de point de vue narratif. La première partie de l’extrait épouse le point de vue de Laurent. Il s’agit d’une focalisation interne, et le vocabulaire de l’intériorité domine (« comprit », 1.1 ; « le souvenir », I. 4; « crut voir », I. 6; « il se disait », I. 11 ; « une crainte », « il redoutait », I. 13; « il voulut savoir », I. 15). La narration prend un caractère plus dramatique : le lecteur participe au délire de Laurent.
Mais progressivement, au début du troisième paragraphe, sans que la frontière soit tout à fait nette entre les deux, un glissement s’opère de la focalisation interne vers la focalisation zéro. Le narrateur apparaît comme extérieur au récit, devient plus objectif, et le récit glisse peu à peu vers l’analyse. La description passe au comportement extérieur de Laurent, à ses seuls gestes (« Il posa », 1.15 ; « il indiqua », l.17 ; « Laurent effaça », l.18). Elle est bien le fait d’un narrateur omniscient qui connaît tous les faits et toutes les pensées des personnages. Il présente ainsi des éléments qui échappent même à Laurent (« sans qu’il en eût conscience » I. 3, « malgré lui » I. 22-23).
«
ange, vierge, guerrier, enfant et bandit.
Alors Laurent se jeta
dans la caricature, il exagéra les traits, il fit des profils mons
trueux, il inventa des têtes grotesques, et il ne réussit qu'à
35 rendre plus horribles les portraits frappants de sa victime.
Il
finit par dessiner
des animaux, des chiens et des chats; les
chiens et les chats ressemblaient vaguement à Camille.
INTRODUCTION
1 Situer le passage
Thérèse et Laurent se sont mariés.
Laurent veut cesser de tra
vailler, et vivre des revenus de Thérèse et de sa tante.
Il vient donc
de louer
un atelier où il pourra peindre.
Rencontrant un ami, il l'invite
à voir ses toiles.
Celui-ci est impressionné par la qualité de son tra
vail, mais lui fait remarquer que ses portraits se ressemblent tous.
Laurent découvre avec effroi qu'il peint sans cesse le visage de
Camille.
1 Dégager des axes de lecture
Une fois de plus, le récit est au service d'une démonstration.
Ainsi,
le texte a
un caractère narratif net mais, derrière cette apparence,
pointe la théorie déterministe : Laurent est
un possédé, il est l'es
clave d'une partie de lui-même qu'il
ne maîtrise pas.
PREMIER AXE DE LECTURE
LES ÉLÉMENTS NARRATIFS DU RÉCIT
1 L'organisation chronologique
Le narrateur expose la façon dont Laurent bascule dans une forme
de folie.
Pour ce faire,
il marque l'évolution du personnage grâce à un
usage classique des temps du récit.
Le passé simple apparaît pour rapporter les actions, ou les élé
ments, même psychiques, qui modifient la situation :
« Laurent com
prit qu'il avait trop regardé Camille à la Morgue» (1.
i); « [Laurent] crut
voir les figures s'animer»
(1.
7); « il se leva, lacéra les toiles et les jeta
LECTURES MÉTHODIQUES 117.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Thérèse Raquin de Zola - Résumé par chapitre
- Thérèse Raquin, Émile Zola : Chapitre I
- Chapitre XXXII - Thérèse Raquin de Zola
- Chapitre XXI - Thérèse Raquin de Zola
- Chapitre XVIII - Thérèse Raquin de Zola