chapitre XIII de la deuxième partie de Madame Bovary.
Publié le 08/09/2006
Extrait du document
Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde, et elle relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l'entendait, elle l'entourait de ses deux bras ; et des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier, s'accéléraient l'un après l'autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux tout autour d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi n'en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s'avança, elle regarda les pavés en se disant : – Allons ! allons ! Le rayon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher s'inclinait par le bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d'un grand espace. Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieuse qui l'appelait. – Ma femme ! ma femme ! cria Charles. Elle s'arrêta. – Où es-tu donc ? Arrive ! L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire s'évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elle tressaillit au contact d'une main sur sa manche : c'était Félicité. – Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie. Et il fallut descendre ! il fallut se mettre à table ! Elle essaya de manger. Les morceaux l'étouffaient. Alors elle déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle donc perdue ? Où la retrouver ? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l'esprit, que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche ; elle avait peur de Charles ; il savait tout, c'était sûr ! En effet, il prononça ces mots, singulièrement : – Nous ne sommes pas près, à ce qu'il paraît, de voir M. Rodolphe. – Qui te l'a dit ? fit-elle en tressaillant. – Qui me l'a dit ? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque ; c'est Girard, que j'ai rencontré tout à l'heure à la porte du café Français. Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle eut un sanglot. – Quoi donc t'étonne ? Il s'absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi ! je l'approuve. Quand on a de la fortune et que l'on est garçon !... Du reste, il s'amuse joliment, notre ami ! c'est un farceur. M. Langlois m'a conté... Il se tut par convenance, à cause de la domestique qui entrait. Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l'étagère ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit apporter, en prit un et mordit à même. – Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goûte. Et il tendit la corbeille, qu'elle repoussa doucement. – Sens donc : quelle odeur ! fit-il en la lui passant sous le nez à plusieurs reprises. – J'étouffe ! s'écria-t-elle en se levant d'un bond. Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut ; puis : – Ce n'est rien ! dit-elle, ce n'est rien ! c'est nerveux ! Assieds-toi, mange ! Car elle redoutait qu'on ne fût à la questionner, à la soigner, qu'on ne la quittât plus. Charles, pour lui obéir, s'était rassis, et il crachait dans sa main les noyaux des abricots, qu'il déposait ensuite dans son assiette. Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule. Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s'y précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée ; de la sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l'huilier jonchaient l'appartement ; Charles appelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; et Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le long du corps des mouvements convulsifs.
Le thème de la jeune fille séduite et abandonnée est au centre du genre mélodramatique, un genre dont la cruauté est le ressort conventionnel. Ainsi Emma est-elle ici l'objet d'une double cruauté : elle est à l'improviste quittée par un amant qui ne l'a jamais aimée vraiment, et son chagrin demeure incompris d'un mari dont l'attitude et les propos ne font qu'approfondir son désarroi. En bref, elle se trouve être la victime caricaturale d'une caricaturale injustice du destin. Par ailleurs, Flaubert emprunte plusieurs éléments au roman populaire. Sûr de son effet, il n'hésite pas à jouer de la coïncidence. Ce sont d'abord les propos de Charles qui rencontrent de manière fortuite les préoccupations d'Emma et les approfondissent insupportablement.
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THÈMES ET MOUVEMENTS DU TEXTE
Cet extrait comporte trois mouvements : Emma solitaire tentée par le suicide; le dîner en tête à tête avec Charles ;l'évanouissement d'Emma.Le ton de l'ensemble est dramatique, et même mélodramatique.
Songeant au suicide puis s'évanouissant, Emma est,à la lettre, terrassée : l'extrait se termine par une sorte de répétition et d'annonce de sa mort.
En effet, du point devue de la construction narrative, cette page sert à rendre plausible a posteriori le dénouement du roman.
Éléments de mélodrameLe thème de la jeune fille séduite et abandonnée est au centre du genre mélodramatique, un genre dont la cruautéest le ressort conventionnel.Ainsi Emma est-elle ici l'objet d'une double cruauté : elle est à l'improviste quittée par un amant qui ne l'a jamaisaimée vraiment, et son chagrin demeure incompris d'un mari dont l'attitude et les propos ne font qu'approfondir sondésarroi.
En bref, elle se trouve être la victime caricaturale d'une caricaturale injustice du destin.Par ailleurs, Flaubert emprunte plusieurs éléments au roman populaire.
Sûr de son effet, il n'hésite pas à jouer de lacoïncidence.
Ce sont d'abord les propos de Charles qui rencontrent de manière fortuite les préoccupations d'Emmaet les approfondissent insupportablement.
C'est ensuite le hasard qui fait passer le tilbury (cabriolet découvert) deRodolphe devant la maison des Bovary au moment précis où Emma regarde par la fenêtre et reconnaît son amant «àla lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule».
Or cette comparaison banalement dramatique,et un tantinet exagérée si l'on considère la vitesse d'un tel attelage, semble empruntée directement au style de cesromans dont on sait qu'Emma est une ardente lectrice.Ironie du sort chère à Flaubert : en devenant la maîtresse de Rodolphe, Emma s'était crue devenir l'héroïne d'unroman d'amour, or il s'agissait d'un mélodrame.
La tentative de suicide, ou la tentation du vide
Dans le bonheur ou le malheur, la conscience d'Emma est une tension qui n'aspire qu'au relâchement.
C'est uneconscience en forme de vertige.Pendant la scène des Comices, tandis que Rodolphe lui parle, « une mollesse la saisit »; plus tard, se promenantavec lui dans la forêt où ils vont devenir amants, la voilà « défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement ».Lorsque l'attinrent les premiers symptômes du bovarysme, « tout se confondit dans une même souffrance »; relisantici la lettre de rupture de Rodolphe, «plus elle y fixait son attention, plus ses idées se confondaient ».Dans la première partie de cet extrait, la tentative de suicide n'est qu'une forme de l'ordinaire tentation du vide quicaractérise le personnage d'Emma, et dont les manifestations donnent au roman cette respiration tragique qui rendson dénouement inéluctable.Du reste, c'est bien de respiration qu'il s'agit : « ...
des battements de coeur, qui la frappaient sous la poitrinecomme à grands coups de bélier, s'accélé-raient l'un après l'autre, à intermittences inégales ».
Mais la circulationd'air entre le monde et le corps révèle un corps qui se voudrait fondre dans le monde pour se confondre avec lui.
Latentation du suicide n'est rien d'autre pour Emma que cette sensation d'un dedans vide qui lui tient lieu deconscience, une conscience qui se rêve dissolue (dans tous les sens du terme), et face au monde se tient « aubord, presque suspendue, entourée d'un grand espace ».Par ailleurs, si Flaubert emploie ici un vocabulaire dont le champ sémantique renvoie expressément aux scènesd'abandon sexuel, c'est sans doute qu'Emma confond l'érotisme avec son désir de dissolution.
Dans l'expérience dela chair comme du vertige, elle voit l'occasion d'une aventure mystique qui la délivrerait, et dont la mort et l'amourne sont que métaphores :
« Le bleu du ciel l'envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder, qu'à se laisser prendre.
»Ainsi, sauvée du suicide, ne lui reste-t-il plus qu'à s'évanouir, à se laisser aller à la renverse, à se coucher par terredans sa salle à manger comme naguère sous les ramures, avec « le long du corps des mouvements convulsifs ».
Les objets, ou les figures du désordreAu centre de la scène sont une corbeille et des abricots.
Lorsque Félicité entre dans la salle à manger, Charlescesse « par convenance » d'évoquer la vie désor-donnée de Rodolphe.
Les abricots prennent alors le relais.
Mais,don de l'un à l'autre, autant que de Rodolphe, dont ils matérialisent la présence, ils nous parlent d'Emma et nousdonnent à voir la scène que Flaubert ne décrit pas où l'héroïne a dû vider frénétiquement la corbeille pour atteindrela lettre.
De cette scène non décrite, et que le lecteur reconstitue tout seul, il ne reste que l'image du désordrequ'elle ins-talle dans la vie bouleversée d'Emma.Donc, voici Charles mêlant involontairement torture et tentation, suppliciant Emma, la corbeille à la main, « en la luipassant sous le nez à plusieurs reprises ».
Les valeurs symboliques et ironiques de ces fruits savoureux et commeempoisonnés sont évidentes.
On y retrouve l'inclination de Flaubert pour les coïncidences, sa jubilation à décrire lesmoments cruels, sa tendance au merveilleux.Mais on retrouve également une des spécificités du réalisme flaubertien dans ce goût — ou ce dégoût —.
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