Chapitre VIII de la deuxième partie de Madame Bovary
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
La Place jusqu'aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d'autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu'il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l'air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu'interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de boeuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau. Rodolphe s'était rapproché d'Emma, et il disait d'une voix basse, en parlant vite : – Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu'il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et, s'il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu'elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s'appelleront. Oh ! n'importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce que la fatalité l'exige et qu'elles sont nées l'une pour l'autre. Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d'or s'irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entre-ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu'elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille diligence l'Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas qu'il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu'elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n'était pas loin, qui allait venir... et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d'elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s'essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elle s'éventait la figure, tandis qu'à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du Conseiller qui psalmodiait ses phrases.
Ce texte fait partie du chapitre VIII de la deuxième partie de Madame Bovary. Le chapitre dit « des Comices agricoles «. Conduisant un de ses domestiques se faire saigner chez Bovary, Rodolphe Boulanger a rencontré Emma qu'il s'est d'emblée juré de séduire. La tenue des comices va lui fournir l'occasion de se déclarer. Sous le prétexte d'assister commodément à la cérémonie, le hobereau de La Huchette entraîne Emma au premier étage désert de la mairie. Leur marivaudage commence, entrecoupé par le discours du Conseiller Lieuvain.
«
Au monde socialement parfait de Lieuvain correspond « cette conjuration du monde » contre « les sympathies lesplus pures » que condamne Rodolphe.
L'un emprunte au canon de la bourgeoisie triomphante, l'autre aux poncifsaffadis du romantisme.
L'un et l'autre sont également ridicules, car incapables de penser par eux-mêmes et victimesconsentantes de deux idéologies qui s'affrontent et sont également vulgairesOn sait que le bourgeois Flaubert fit de la haine de la bourgeoisie une sorte de religion personnelle.
Il se trouve,parallèlement, qu'il ne peut décrire le sentiment amoureux qu'en lui prêtant une forme dégradée, le plus souvent,comme ici, insincère, emphatique et mièvre.
Que dire d'autre, en effet, du discours de Rodolphe et de ces « deuxpauvres âmes » qui « battront des ailes » avant que ne les réunisse « dans six mois, dans dix ans » l'exigeante «fatalité »?
L'oeil du lynx, ou l'acuité stylistiqueDans la critique qu'il écrivit à la sortie du roman, Barbey d'Aurevilly évoquait Flaubert en ces termes : « Cet homme,qui voit comme un lynx dans l'âme ombrée de sa Mme Bovary, et qui nous fait le compte des taches qui bleuissentici, noircissent là, cette belle pêche tombée aux velours menteurs, est un entomologiste du style qui décrirait leséléphants comme il décrirait les insectes.
»Or, c'est cette acuité du regard se faisant style qui nous frappe encore aujourd'hui, bien qu'un mouvement commele Nouveau Roman ait, depuis les années cinquante, familiarisé avec ce type d'écriture au scalpel.Modèle du genre, cette page est un summum de virtuosité pointilliste.
Maître de la réalité qu'il décrit, Flaubert, enfaisant succéder les gros plans aux plans d'ensemble, transporte la conscience de son lecteur depuis le toutjusqu'au-dedans du détail.Ainsi, passant d'une sensation divine à une impression visuelle, passe-t-il des bêlements et beuglements au gesteagacé des bêtes « arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau ».
Dans cedéroulement imprévisible de la description, le lecteur se trouve entraîné jusqu'à partager l'énervement d'une vacheavec la même précision qui lui fera, quelques lignes après, partager les soubresauts du coeur d'Emma.
Et c'est sansdoute dans cette façon presque choquante de tout mettre sur un même plan, d'accorder à tout une mêmeimportance que réside la révolution narrative que Flaubert opère dans l'écriture romanesque.
Puisque la réalité estcomplexe, il décide de n'éluder aucun de ses replis.Or, cette écriture vertigineuse, qui découvre un monde à décrire dans chaque détail du monde décrit, reproduitparticulièrement bien l'ivresse amoureuse d'Emma.
En effet, au lieu de nous dire qu'elle se noie dans le regard deRodolphe, ce qui ne serait qu'une métaphore banale, Flaubert décrit le phénomène sans le nommer ni faire decommentaire : «...
il la regardait de près, fixement.
Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d'or, s'irradianttout autour de ses pupilles noires...
».
Le narrateur n'est donc plus un témoin extérieur des événements, mais uneprésence intérieure.
Et le lecteur à sa suite s'identifie physiquement au personnage, se substitue à lui, devient ceregard plongeant dans cet autre regard, ou ces narines qui s'ouvrent, ou ces tempes qui battent.
Emplissant latotalité du champ de la description, le détail sélectionné engendre une réalité disproportionnée où, pour reprendrece qu'écrivait Barbey d'Aurevilly, les insectes peuvent avoir la taille des éléphants.On comprend dès lors que le rêve, ou la limite esthétique, de Flaubert était d'écrire « un livre sur rien, qui setiendrait de lui-même par la force interne de son style...
».
Le désir, ou la mise en abîme des passions anciennesSouvent confondue avec celle de l'adultère qui la masque, la question du désir est fondamentale dans l'oeuvre deFlaubert, et Madame Bovary peut se lire comme un traité du désir, tant sa généalogie en est un thème récurrent.Rodolphe est un expert et les paroles dont il abreuve Emma sont celles précisément qu'elle veut entendre.
Le désirest d'abord affaire de mots.
De grands mots de préférence, et d'abord du dernier prononcé : fatalité.
Or cettenotion est d'autant plus importante ici qu'elle servira de mot de la fin, lorsque après la mort d'Emma, Charles etRodolphe auront une dernière entrevue : « [Charles] ajouta même un grand mot, le seul qu'il ait jamais dit.
— C'estla faute de la fatalité ! »Pour l'heure, la fatalité est ce qui fait tomber les dernières défenses d'Emma et la convainc que le désir qu'elleretenait est dans l'ordre des choses et participe d'une volonté qui la dépasse.
Point de culpabilité dans un monderégi par la fatalité.Vient ensuite le regard : « il la regardait de près, fixement ».
Rien que de très banal, sinon que Flaubert ne qualifiepas psychologiquement ce regard.
Mieux, ce que repère Emma dans les yeux de Rodolphe n'est nullement de l'ordredu sentiment : elle n'y voit que deux pierres précieuses, sans autre expression que leur éclat.
Le regard de Rodolpheest envisagé par la jeune femme au même titre que « le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure ».
Dans saconscience, cet homme dont elle va faire son amant et qu'elle va aimer n'est rien d'autre qu'un simulacre.
En effet,si « une mollesse la saisit », c'est que ce simulacre réveille en elle un désir ancien pour « ce vicomte qui l'avait faitdanser à la Vaubyessard ».Et d'ailleurs, comment peut-on être saisie par une mollesse, sinon à penser qu'elle permet le retour de ce quejusque-là on refoulait fermement ? L'homme qui provoque le désir d'Emma n'est pas Rodolphe, c'est le vicomte, et cen'est déjà plus le vicomte, c'est Léon.
D'un souvenir à l'autre, nous assistons à cette mise en abîme du souvenir d'oùle désir, de simulacre en simulacre, émerge.
Un désir originel, toujours antérieur à l'objet qui paraît le susciter etauquel, finalement et à défaut d'autre, la jeune femme s'attachera.Alors Emma ferme les paupières et se cambre, puis elle ouvre les narines, s'essuie les mains, entend battre sestempes.
Après la généalogie du désir, voici sa physiologie..
»
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