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Chapitre VI - Troisième partie de Madame Bovary (commentaire de texte)

Publié le 08/09/2006

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bovary

 Il s'en débarrassa pourtant et courut d'un bond jusqu'à l'hôtel. Emma n'y était plus.        Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant. Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle cherchait encore d'autres raisons pour s'en détacher : il était incapable d'héroïsme, faible, banal, plus mou qu'une femme, avare d'ailleurs et pusillanime.        Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu'elle l'avait sans doute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains.        Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ; et, dans les lettres qu'Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d'une passion affaiblie, qui essayait de s'aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une félicité profonde ; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire. Cette déception s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus enflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements ; – et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine, avec un long frisson.        Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras, quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer.        Il n'osait lui faire des questions ; mais, la discernant si expérimentée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l'effrayait un peu maintenant. D'ailleurs, il se révoltait contre l'absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il s'efforçait même à ne pas la chérir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes.

 

Remarquons, par ailleurs, qu'au moment où il achève son roman, au printemps 1854, Flaubert rompt définitivement avec Louise Colet. Il n'y aura plus de rendez-vous d'amour dans une auberge près de Rouen ou dans le pied-à-terre parisien de l'ermite de Croisset. La dérive des sentiments a eu raison d'une passion autant sensuelle qu'intellectuelle, et elle a séparé sans retour les amants. Il n'est pas douteux que ce que pensent ici Emma et Léon, ou la description de leur intimité, emprunte au souvenir des derniers moments de cet amour mort. Prenant à rebours la théorie flaubertienne de l'impersonnalité, nous voudrions voir dans cette coïncidence une des causes de la puissance évocatoire de ce texte.

 

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« il y en a dans la nature.

» Ceux-là précisément qui passionnent Flaubert.Or la volée d'attributs dont elle accable Léon, au début du texte, le renvoie à cette catégorie honnie du héroscommun, autrement dit « incapable d'héroïsme, faible, banal », etc.

Ce discours intérieur d'Emma est une mise àmort de Léon, amant dégradé qu'elle juge «plus mou qu'une femme ».

On sait, par ailleurs, qu'il s'agit là d'uneconstante dans le rapport d'Emma avec les hommes et qu'elle a tôt fait d'épuiser en eux la virilité qui l'avait d'abordséduite.

A son corps défendant, ou paradoxalement parce que ce corps est exagérément expert, comme leremarque ici Léon, Emma est une amante et une mante qui dévore ses amants.Cela dit, avant les ravages de l'érotisme, il y a la force magique des mots qu'on ne saurait retirer sans constater lablessure irréparable qu'ils ont imprimée.

Le narrateur semble tellement convaincu de cette valeur sacrée des mots,que pour en constater la nuisance, il abandonne sa position d'invisibilité : apparaît à la première personne «nous », àpeine estompée par un pluriel qui rallie le lecteur et l'invite à la méditation : «...

le dénigrement de ceux que nousaimons toujours nous en détache quelque peu.

Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains.

»La période est d'une grande beauté, tant la navrance s'y fait jour : dans la première phrase, avec la positioncentrale à effet tragique de l'adverbe « toujours » ; dans la seconde, avec l'emploi d'une métaphore qui renvoieexpressément au sacré et à la souillure.

L'amour selon Flaubert n'est qu'une dorure fragile dont nous revêtons,comme pour les rendre éblouissants, des êtres qui, dédorés, se révèlent «des héros communs [...] , comme il y en adans la nature ».Une fois proférés ces mots irrémédiables, les mots d'amour se retirent : «Ils en vinrent à parler plus souvent dechoses indifférentes à leur amour...

»Tandis qu'Emma parle, Léon se tait : «Il n'osait lui faire des questions...

», et ces mots qu'il tait lentementl'empoisonnent en dissociant l'Emma qu'il croyait connaître de celle à présent qu'il soupçonne.

Il est à noter, parailleurs et en risquant le jeu de mots, qu'Emma au début de la page lui reproche « un manque de parole ».Il ne reste alors aux amants qu'à colmater les silences avec la bourre de phrases toutes faites et de mots creux quele romantisme diffuse dans l'air du temps et qui ont ce mérite de ne rien engager : «...

dans les lettres qu'Emma luienvoyait, il était question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d'une passion affaiblie, quiessayait de s'aviver à tous les secours extérieurs.

» L'érotisme triste, ou le pourrissement des passionsIl n'y a pas chez Flaubert de scènes de ménage, et pas davantage de grands règlements tragiques entre desamants lassés.

Dans son oeuvre, les passions n'explosent pas, elles pourrissent.

Leur dégradation n'est passpectaculaire, mais secrète ; elle est moins un problème avec l'autre qu'une affaire avec soi.

D'où cette double etparallèle exploration des consciences où s'aventure ici la narration.On l'a vu, le recours aux mots de la tribu romantique n'est d'aucun recours efficace.

Il note cependant l'effortd'Emma pour sauver cet amour qui meurt en elle sans qu'elle y puisse rien.

Comme le rappelle son étymologie, lapassion est le contraire de l'action : qu'elle s'enfièvre ou s'éteigne, elle met toujours le sujet qui la subit face à sonimpuissance et à son absence de liberté.Emma qui voudrait aimer encore, « s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire ».

Léon qui voudrait n'aimer plus, «...

aucraquement de ses bottines, [..] se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue des liqueurs fortes.

» N'apportantplus à l'une comme à l'autre qu'une sensation dégradée, ou même dégradante, l'érotisme est devenu triste.

Il n'estplus qu'une mécanique qui violente les corps et terrorise les âmes : «...

elle se déshabillait brutalement, arrachant lelacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse ».

Que dit cettephrase, qui claque telle un fouet, sinon le viol qu'Emma s'inflige, comme pour se punir d'aimer moins, avec une ragefroide qui la laisse « pâle, sans parler, sérieuse »?Lorsque Flaubert, dans ce passage qui scandalisa, dénude son héroïne et fait « d'un seul geste tomber ensembletous ses vêtements », c'est pour découvrir le corps non d'une amoureuse, mais d'une agonisante.Aussi, enlaçant Emma, Léon découvre-t-il «sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lèvres balbutiantes,dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras, quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre, quisemblait [..] se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer.

»« Quelque chose », mais quoi sinon la mort? La mort présentée ici comme objet d'un désir pervers contre lequel lehéros se révolte, redoutant sans pouvoir la prévenir « l'absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité ».On appelle cela une passion dévorante.

Encore est-ce Emma qui sera dévorée.. »

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