Chapitre 30 Candide de Voltaire
Publié le 06/09/2006
Extrait du document
Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : « Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal que l'homme a été formé. -- De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce là ton affaire ? -- Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. -- Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? -- Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. -- Te taire, dit le derviche. -- Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme et de l'harmonie préétablie. « Le derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez. Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui était aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu'on venait d'étrangler. « Je n'en sais rien, répondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez ; je présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent ; mais je ne m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople ; je me contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. « Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes, du kaïmac piqué d'écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin. « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? -- Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. « Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. -- Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. « Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. «
Présentation du CANDIDE DE VOLTAIRE
— Candide est le plus développé et le plus célèbre des contes de Voltaire. Celui-ci y travailla dix mois avec beaucoup de soin et le publia en 1759. Il avait déjà soixante-cinq ans et une riche expérience de la vie.
— Le sous-titre du conte : ou l'Optimisme laisse entendre que Voltaire y engage le dialogue ou la polémique avec les philosophes optimistes, en particulier Leibniz (1646-1716) et ses disciples.
— L'intrigue du conte est simple malgré la complexité des épisodes : nous suivons pas à pas un jeune homme, Candide, à qui son précepteur Pangloss avait enseigné que «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes pos-sibles«. Mais Candide découvre à chaque instant l'existence du mal sur la terre : il est chassé du beau château qu'il habitait, perd sa fiancée Cunégonde, est enrôlé de force dans l'armée, échappe de peu au tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755, connaît de multiples aventures dont une qui le mène au pays imaginaire d'Eldorado. A la fin du conte, tous les personnages ou presque se retrouvent à Constantinople et cherchent à tirer la morale de leurs aventures et une règle de vie pour l'avenir.
Vue d'ensemble
Ce texte constitue la dernière page de Candide. Elle en est donc le dénouement et la conclusion. Mais son rôle est surtout de proposer une morale pratique. Les deux dernières rencontres de Candide et Pangloss leur enseignent l'inutilité de la Métaphysique (épisode du derviche) et la nécessité du travail (épisode du bon vieillard turc). Candide est alors capable de se libérer de l'enseignement de son maître, et de mettre en pratique la morale qu'il a adoptée. Les années d'apprentissage sont terminées.
Mouvement du texte
Tel qu'il nous est proposé le texte se découpe nettement en quatre parties : A. Le derviche (I. 1 à 17) Inutilité de la métaphysique. B. Le bon vieillard (I. 18 à 47) : — Refus de se mêler des affaires publiques. — Bienfaits du travail. C. La décision de se mettre au travail (I. 48 à 70). D. Épilogue (I. 71 à 88) : Les bienfaits d'une morale pratique fondée sur le travail. Elle n'est pas incompatible avec les rêveries philosophiques inutiles de Pangloss.
«
B.
Le bon vieillard (I.
18 à 47) :— Refus de se mêler des affaires publiques.— Bienfaits du travail.C.
La décision de se mettre au travail (I.
48 à 70).D.
Épilogue (I.
71 à 88) :Les bienfaits d'une morale pratique fondée sur le travail.
Elle n'est pas incompatible avec les rêveries philosophiquesinutiles de Pangloss.
Éléments pour une analyse de détail
— 1) Il y avait dans le voisinage.
Le ton est celui du conte et non du roman : imprécision des lieux, des temps etdes personnages.— (l.
1) Un derviche.
Sorte de moine musulman.
L'action se passant à Constantinople, ce mot contribue à établir unclimat oriental.
L'Islam de Voltaire est le plus souvent un Islam de pacotille, mais pas toujours.
Voltaire a volontierstendance à dire du bien du Mahométisme, pour critiquer du même coup le Christianisme.
Ici par exemple, ce religieuxpasse «pour le meilleur philosophe de la Turquie».— (l.
3) Ils allèrent le consulter.
Pangloss, Candide et Martin s'ennuient à ne rien faire et n'ont toujours pas résolules problèmes philosophiques qui les opposent, en particulier celui de l'existence du mal.— (l.
4 et 5) Pangloss s'exprime dans un langage assez cérémonieux : Maître, nous venons vous prier de...
Saquestion porte sur un point de métaphysique : quelle est la finalité de la présence de l'homme sur la terre ? tout enpréjugeant de ce qu'est l'homme : un aussi étrange animal.— (l.
6) La réponse du derviche s'oppose en tous points à la question de Pangloss : tutoiement et agressivité ;refus de considérer même l'objet de la question.— (l.
7 et 8) Candide aussi est fort respectueux : mon révérend père, mais il constate des faits tangibles : «il y ahorriblement de mal sur la terre» ; c'est pourquoi le derviche lui répond.— (l.
8 à 11) Le derviche répond par un apologue.
Selon lui la question de l'existence du Bien et du Mal n'a pasd'intérêt : Dieu se désintéresse de ce qui peut arriver aux hommes, comme le Sultan se moque de ce qu'il advientdes souris embarquées sur ses vaisseaux.— (l.
11 et 12) La seconde question de Pangloss est d'ordre pratique ; aussi le derviche y répond-il.
Sa réponse estune condamnation sans équivoque des discours, philosophiques ou non.
Son laconisme est extrême : deux mots.
Onverra bien vite (l.
16 et 17) le derviche mettre en pratique ses conseils.— (l.
13 à 16) Pangloss qui est philosophe et croit donc à la vertu de la parole cherche à relancer la conversationsur ses thèmes favoris, ceux de la métaphysique.
Deux expressions : le «meilleur des mondes possibles» et«l'harmonie préétablie» font plus encore que les autres directement référence à la philosophie de Leibniz.— (l.
16 à 17) Cf.
ligne 12.— (l.
18) Pendant cette conversation.
Les transitions de Voltaire sont le plus souvent très simples et naturelles.— (l.
19 et 20) Accumulation rapide d'horreurs et surtout de mots destinés à renforcer la couleur orientale dupassage : vizirs du banc (conseillers ou ministres du Sultan), mufti (principal chef religieux), empalé (supplicevolontiers appliqué dans l'Empire ottoman).— (l.
21 et 22) Partout un grand bruit pendant quelques heures.
Le complément de temps limite cruellement laportée du complément de lieu et de l'adjectif grand !— (l.
23 à 25) Un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d'orangers.
Ici encore imprécision duconte et décor volontairement conventionnel.— (l.
27) Le bonhomme.
Le vieil homme (sens classique).
— (l.
27 à 33) Le vieillard parle de façon très tranchée et catégorique de ce qu'il connaît ou de ce qu'il ignore : «jen'en sais rien...
je n'ai jamais su le nom d'aucun mufti ni d'aucun vizir.
J'ignore absolument [cette] aventure...
Je nem'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople».
Il parle alors volontiers en propositions indépendantes dont ilest le sujet.
A cela s'oppose sa prudence et la complexité de sa phrase quand il n'évoque plus ses actions, mais sessuppositions : «je présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefoismisérablement».
Il ajoute aussitôt «et qu'ils le méritent» ce qui dénote sans doute moins une confiance en lajustesse des décisions de l'ordre établi qu'une méfiance envers ceux qui se mêlent de gérer les affaires publiques etnon simplement, comme lui, leurs affaires privées.
— (l.
34) Les fruits du jardin que je cultive.
L'important est ici le pronom je.
Candide n'en est pas encore là : il faitcultiver sa métairie par son valet Cacambo.(l.
36 à 43) Tableau idyllique de la vie du vieillard : aux joies de la famille (deux filles et deux fils) se joignent cellesd'une chère raffinée et variée (divers mets exotiques — autre touche de couleur locale), choisie avec soin (du caféde Moka qui n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des lies) et parfois confectionnée à domicile(plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes) ; et aussi les joies de l'hospitalité.— (l.
44 à 47) Ici encore le vieillard turc parle par propositions simples et claires.
Vingt arpents font moins de dixhectares.
«Je les cultive avec mes enfants» reprend en la développant l'affirmation de la ligne 34.
Le vieillardtermine son bref discours par une vérité générale.
Pour une fois il n'est pas le sujet de sa phrase, mais celle-ci esttout aussi affirmative que les autres : le vieillard vit dans la certitude de la justesse de ses maximes.Il faut remarquer l'ordre des «trois grands maux» que le travail éloigne : le plus évident, le besoin n'est nommé qu'en.
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