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CÉLINE Louis-Ferdinand : sa vie et son oeuvre

Publié le 21/11/2018

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CÉLINE Louis-Ferdinand, pseudonyme de Louis Ferdinand Destouches (1894-1961). Malgré l’événement littéraire que constitua en 1932 Voyage au bout de la nuit, l’œuvre de Céline n’est pas encore bien connue du public ni intégralement examinée par la critique. Le demi-silence qui l’environne reflète la gêne qui entoure les souvenirs de la montée du fascisme en France et la responsabilité partagée de l’extermination des juifs.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Céline est brutalement contemporaine, par sa violence, par la nouveauté radicale de son écriture, par les passions qu’elle charrie, du mépris des autres au dégoût de soi et de la nostalgie à la haine, et, par les réactions qu’elle provoque, du rire à la répulsion.

Toute une vie de fuite en avant

Louis Destouches eut une vie mouvementée, errante, qu’on dirait sans cesse en quête d’un bonheur immédiatement dénigré, comme tendue à la recherche d’une malédiction. Cette vie fut d’ailleurs sensiblement différente de la légende biographique que le romancier mythomane se forgea d’interviews en fausses confidences.

 

Fils unique de petits bourgeois relativement aisés, il est élevé avec soin et préparé à la carrière commerciale; après le certificat d’études, il va apprendre à l’étranger l’anglais et l’allemand, puis il commence son apprentissage. Il l’achève chez un joaillier renommé, qui lui offre de l’embaucher une fois libéré de ses obligations militaires, de sorte que, devançant l’appel, il s’engage dans les cuirassiers en 1912. L’ébranlement physique et moral de la guerre va effacer ce chemin tracé d’avance.

Après trois mois de combat, il est blessé à un bras lors d’une action pour laquelle il s’est porté volontaire. Peut-être a-t-il également subi un choc à la tête, commotion à l’origine des céphalées du « vertige de Ménière » (selon son propre diagnostic) dont il se plaindra jusqu’à sa mort. Destouches rapporta du front un pacifisme radical, des cicatrices physiques et une médaille militaire qu’il fera tinter fièrement tout le reste de sa vie. A Londres, où il est affecté, il mène joyeuse vie, fréquentant le « milieu » de Soho; il y épouse une entraîneuse de bar et omet de déclarer ce mariage au consulat de France. Réformé, il part chercher fortune au Cameroun en 1916. Il rentre à Paris sans l’avoir trouvée et se met à vivre d’expédients divers. En 1918, il se fait engager par la mission Rockefeller et circule en Bretagne. Son ascension sociale, grâce à l’amitié du docteur Gunn, médecin de la mission, va pouvoir commencer.

Le voici bientôt bachelier. Le voici marié à la fille du professeur Follet (de l’École de médecine de Rennes) et père d’une fille. Le voici accomplissant le cursus accéléré, prévu pour les anciens combattants, des études de médecine. Voici qu’il s’intéresse à la recherche médicale. Voici qu’en 1924 il est reçu docteur avec une thèse remarquée sur la Vie et l'Œuvre de Philippe-Ignace Sem-melweis. Mais il n’est pas tenté par un bonheur bourgeois et rennais, et le docteur Gunn ménage son entrée à la section d’hygiène de la S.D.N. à Genève. Les missions dont on le charge lui permettent de découvrir l’Amérique du Nord en 1925 et de revoir l’Afrique en 1926. Mais il y a trop d’israélites pour lui à la S.D.N. (il écrit l'Église), trop de réunions, de rapports à rédiger. Il rentre à Paris en 1927 avec Elizabeth Graig, la future dédicataire de Voyage, avec qui il connaîtra jusqu’en 1933 une liaison orageuse. Il semble qu’il ait passionnément aimé cette jeune danseuse américaine — après elle, il ne s’éprendra guère que de danseuses — de mœurs fort libres (« J’ai toujours aimé que les femmes soient belles et lesbiennes. [...] Voyeur certes et enthousiaste consommateur un petit peu mais bien discret!... »). Le cabinet médical qu’il ouvre alors ne lui rapportant guère, il entre au dispensaire municipal de Clichy en 1929. C’est alors, à trente-cinq ans, qu’il se met à écrire Voyage, dont le succès va changer le cours de sa vie. Il ne cesse pas cependant de voyager très souvent en Europe, généralement aux frais de la S.D.N.

Voyage au bout de la nuit, qui éveille un immense écho, pour et contre, dans la presse, ne lui apporte pas le Goncourt mais le Renaudot et la célébrité. Denoël publie aussitôt P Église (1933). Tandis qu’il écrit Mort à crédit, Céline continue à assurer ses activités de médecin et à voyager aux États-Unis et en Europe. En 1936, le succès de scandale de Mort à crédit lui donne définitivement une place dans la littérature; Gallimard publie Secrets dans l'île\\ l'Église est créée à Lyon.

1936, c’est l’année du Front populaire en France et du commencement de la guerre en Espagne : Céline se lance à corps perdu dans l’engagement politique. De retour d’U.R.S.S., il publie immédiatement un pamphlet anticommuniste, Mea culpa — Denoël épaissit le volume en y joignant la Vie et l'Œuvre de Semmelweis. Pendant l’été 1937, qu’il passe en Bretagne (il y séjournera tous les étés jusqu’à son départ pour l’Allemagne), il écrit Bagatelles pour un massacre, son premier pamphlet antisémite. Dès avant sa publication, il démissionne de son emploi au dispensaire de Clichy. La publication, en novembre 1938, de PÉcole des cadavres le range parmi les pro-hitlériens affichés. En automne 1939, après une nouvelle tentative malheureuse pour ouvrir un cabinet médical, il se fait recruter comme médecin de bord sur un navire réquisitionné. Mais le bâtiment est gravement endommagé, et Céline se retrouve médecin au dispensaire de Sartrouville, avec le personnel duquel il partira sur les routes de l’exode. La défaite française lui inspire les Beaux Draps; lors du lancement de ce quatrième pamphlet, en février 1941, l’hebdomadaire la Gerbe publie un « Acte de foi » signé Céline qui sera suivi, pendant l’Occupation, de trente-quatre autres textes de même nature : « lettres privées », dira Céline — « lettres ouvertes » quoi qu’il en soit. Sans adhérer à aucun parti, il devient une figure familière des manifestations du Paris collaborationniste. Il retourne pendant ce temps à son travail romanesque (Guignol's Band I, 1944), qu’il ne quittera plus. En 1943, il épouse Lucette Almanzor, sa compagne depuis sept ans, avec laquelle il quitte la France en juin 1944. Il partage alors la vie de la colonie vichyssoise de Sigmaringen, d’où il part en mars 1945 pour le Danemark, où il avait placé ses biens.

 

La France demande son extradition au gouvernement danois, qui la refuse mais qui incarcère Céline à la prison de Copenhague de décembre 1945 à novembre 1946. En mai 1948, Céline s’installe à Klarskovgaard chez son avocat. Tandis que, le second tome de Guignol's Band (le Pont de Londres) étant achevé, il travaille à Féerie, et tandis que son procès s’instruit à Paris, Céline recommence à publier en 1948 : Casse-pipe et A l'agité du bocal. La cour de justice de la Seine le condamne par contumace en février 1950 à un an de prison, à 50 000 francs d’amende, à la dégradation nationale et prononce la confiscation de ses biens à concurrence de la moitié. Amnistié un an plus tard, il rentre en France en juillet 1951.

Il s’installe à Meudon, ouvre un cabinet médical, tandis que Lucette donne des leçons de danse. Il signe un contrat avec la maison Gallimard, qui publie Féerie pour une autre fois, réédite la totalité de son œuvre (à l’exception des quatre pamphlets) en 1952 et va désormais publier son œuvre au fur et à mesure de sa rédaction : Normance et la pré-originale d’Entretiens avec le professeur Y. en 1954, D'un château l'autre en 1957, Nord en 1960. Céline vit à Meudon, au milieu des chiens et des chats, dans un travail acharné, et dans un isolement qui diminuera à partir de 1957 : il reçoit quelques fidèles amis, et, après que la réédition en livre de poche, en 1956, a marqué le premier pas de sa redécouverte par le grand public, l’attention des journalistes se fixe à nouveau sur lui à l’occasion de la sortie D'un château l'autre. Le 30 juin 1961, il achève la seconde version de Rigodon; il meurt le lendemain. Céline devient un objet d’étude pour la critique universitaire et la quasi-totalité de son œuvre littéraire est publiée dans les collections de poche.

Seul face à son temps

Alors que la toute première critique célinienne, à la fois sympathisante et gênée, avait préféré isoler en Céline le romancier et présenter les textes engagés comme de singuliers délires, la tendance actuelle de la critique consiste à envisager toute l’œuvre de front.

Il semble que la préoccupation sociale et historique ait été centrale pour lui, sur tous les plans de son activité. Incapable de ne pas se sentir concerné par ce qui l’entourait, il prenait parti, présentait sa propre vision des problèmes, avançait des solutions « simples ». Ainsi, comme médecin, c’est aux aspects sociaux de sa profession qu’il s’est intéressé, à l’hygiène, à la prévention; et ses articles de médecine sociale de 1928 sont des textes engagés qui manifestent un grand appétit de réorganisation sans « humanitarisme désuet et nuisible ». Comme écrivain, il a choisi de traiter les problèmes de son temps, soit qu’ils servent de points de mire à ses romans (tous à la première personne), soit qu’ils constituent le sujet de pamphlets. En 1932, Voyage parle de la guerre, du nationalisme, du colonialisme, de l'american way of life, de la misère populaire. En 1936, Mort à crédit regarde en arrière vers ce qui achève d’être dépassé par le capitalisme et la standardisation (le petit commerce, l’artisanat, la « débrouille » individuelle, les inventions solitaires), tandis que Mea culpa, empoignant le présent, s’attaque au communisme. En 1937, Bagatelles pour un massacre part en guerre contre le « péril juif » et «judéo-bolchevique ». Après Munich, l'École des cadavres poursuit le même discours et prêche l’association avec l’Allemagne. En 1941, les Beaux Draps expliquent la défaite dans la même optique et accusent de tiédeur la Révolution nationale. En 1944, Guignol's Band prend pour cadre Londres, pendant la Première Guerre mondiale. Les romans suivants reviennent tous sur diverses phases de la guerre : l’action de Féerie pour une autre fois I et II se situe au moment de l’épuration et de l’emprisonnement de l’auteur au Danemark et lors d’un bombardement à Montmartre en 1944; D'un château l'autre présente la vie quotidienne de Céline à Sigmaringen jusqu’à l’enterrement de Bichelonne, cette dernière cérémonie officielle de ce qui aura été l’État français; Nord et Rigodon évoquent ses pérégrinations dans l’Allemagne de la débâcle après et avant son séjour à Sigmaringen.

Céline s’estimait « anarchiste » (l'historien estimera que, si anarchisme il y a, il s’agit de cet anarchisme individualiste, descendant de Max Stirner par Georges Darien, qui a fourni quelques alliés à l’extrême-droite). Il se posait seul contre tous, persécuté par tous les conformismes qu’il pourfendait, seul à vouloir rétablir la justice et la fraternité dans un monde envahi par l’exploitation, la guerre, la bêtise, la décadence et la lâcheté; quelque complicité qu’il pût trouver en lui-même avec cet état de choses : « L’anarchie partout et dans l’arche, moi Noé, gâteux » (Voyage). Il disait que son « idéal » était Semmelweis, ce médecin qui ne parvint pas à faire admettre ses découvertes sur l’asepsie et dont il fait, dans sa thèse, un martyr de la bêtise, persécuté en raison même du bien qu’il voulait à l’humanité. Il a mené sa recherche littéraire avec la même volonté de marginalité, élaborant un style neuf « pour rendre les autres illisibles ».

« La mort m'habite. Et elle me fait rire »

De Trotski à Léon Daudet, la plupart des critiques ont vu en lui « un moraliste », d’un pessimisme radical. Car cet écrivain qui s’est voulu témoin et chroniqueur ne croit pas à une progression logique de l’histoire, mais raisonne par analogie au sein d'une vision cyclique (rencontrant ainsi la conception fasciste de l’histoire); son œuvre est fondée sur une conception de la « nature humaine » éternelle, abjecte, irrécupérable, qui se lit dans les personnages des récits, dans les commentaires du narrateur (qui abondent dans tout récit célinien) et dans les pamphlets. De fait, il n’y a pas de solution de continuité entre le mépris de Voyage (« Nos pères nous valaient bien [...] Haineux et dociles, violés, volés, étri-pés et coudions toujours, ils nous valaient bien! ») et, dans Mea culpa, la haine du socialisme coupable d’espérer en l’avenir alors que la seule « révolution » serait celle de l’« aveu » de notre abjection (« La grande supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles doraient pas la pilule [...]. Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autor [...]. Toi, petit putricule informe, tu seras jamais qu'une ordure! »; « La grande prétention au bonheur, voilà l’énorme imposture! »). L’affirmation répétée « La Vérité c’est la Mort » explique tout : l'histoire et les massacres, le comportement individuel (il se fonde sur l’idée d’un « instinct de mort » triomphant, d’un sadomasochisme universel) et sa propre démarche.

Car la mort est la provocation première de cette œuvre. Céline n’en faisait pas mystère (« Ça inspire la mort! c’est même la seule chose qui inspire! ») et voyait dans l’imaginaire le seul moyen, pour tout homme, de supporter de vivre. La critique psychanalytique s’est intéressée aux fantasmes (narcissiques, mégalomania-ques, sadomasochistes...) qui parcourent l’œuvre et voit dans cette entreprise, dont les pamphlets ne sont que les cas les plus voyants, une forme de suicide. Céline considérait aussi la « mort » comme son antagoniste esthétique : il fait l’apologie de l’instinctif et de l’irrationnel (rencontrant d’ailleurs ici aussi l’idéologie fasciste), par opposition au rationalisme, considéré comme stérilisateur; tout son travail du style tend à revivifier la langue française traditionnelle, langue morte à ses yeux avec son vocabulaire « châtré » et sa syntaxe pétrifiée.

La psychanalyse n’est pas la seule à expliquer le millier de pages antisémites des pamphlets (sans qu’il soit besoin de supposer avec Sartre qu’« il était payé » et sans adopter non plus l’opinion irrecevable de Gide selon laquelle l’outrance même de son antisémitisme viserait à le démystifier). Les historiens montrent en effet que la thématique de Céline correspond à l'argumentation nazie; les métaphores biologiques, les statistiques fausses, le travestissement de l’histoire, la définition d’un art « enjuivé » servent à charger les juifs (et les francs-maçons) de tout ce que Céline déteste, et à dépeindre un « complot mondio-Lévy-Blum » qui pousse à la guerre par sa propagande «judéo-bolchevique» et «judéo-capitaliste », toute démocratie étant une « dictature juive »; cela mène au souhait de l’extermination juive et à «je me sens très ami d’Hitler, très ami de tous les Allemands, je trouve que ce sont des frères, qu’ils ont bien raison d’être racistes. Ça me ferait énormément de peine si jamais ils étaient battus. Je trouve que nos vrais ennemis c’est les juifs et les francs-maçons» (l'École des cadavres). On a également expliqué cet engagement politico-raciste par des facteurs biographiques et socio-logiques : la tradition antidreyfusarde de sa famille; ses démêlés avec tel ou tel israélite, son ultra-pacifisme d’ancien combattant; la violence de sa révolte que n’aiguillait aucune conscience de classe...

 

La fascination de la mort n’affecte pourtant pas l’œuvre de Céline de morosité, car la dérision équilibre, le plus souvent, voire occulte le désespoir (« On peut encore aller danser musette au cimetière et parler d’amour aux abattoirs, l’auteur comique garde ses chances ». « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort »). L’optimisme tragique du narrateur ne se dément presque jamais. La gamme du rire célinien est extraordinairement étendue et repose sur des techniques et des procédés littéraires nombreux. Certains de ces procédés semblent l’apparenter au comique rabelaisien (invention verbale, obscénité, scatologie...), d’autres plutôt à l’opérette ou au vaudeville 1900 (le burlesque, la parodie, le sous-entendu...), d’autres à la farce ubues-que (la caricature, l’absurdité, l’hyperbole...), d’autres à la « fantaisie » romantique. Ce comique souvent gratuit mais qui dénonce la « comédie humaine » est fréquemment théâtral ou cinématographique : Céline avait d’abord incliné vers la comédie (Progrès, l’Eglise) et l’on retrouve dans tous ses romans l’art du dialogue cocasse, des situations embrouillées et déconcertantes, des postures grotesques et des mimiques divertissantes, des caractères ridiculisés.

 

De l'« impressionnisme » à l'« attentat »

 

Si Voyage est typique de l’idéologie de Céline, il ne permet pas de prendre pleinement la mesure de ses ambitions littéraires (« au point de vue technique, c’est un peu attardé », disait-il) — voir infra. Car, en trente ans de recherche (ses manuscrits sont très travaillés), sa technique s’est progressivement conquise, contre la langue conventionnelle. La rédaction des pamphlets et l’exil danois ont eu pour effet de radicaliser et systématiser son écriture. C’est en 1937, dans Bagatelles, et en 1954, dans Entretiens avec le professeur Y., que Céline expose son esthétique.

 

« Hallucinant » est un mot qui revient sous la plume des critiques. Céline, lui, parle sans cesse du « délire » comme point de départ de la création, de l’« émotion » qu’il s’agit de « rendre ». Ce n’est pas la réalité raisonnablement décrite qui l’intéresse, mais l’émotion qu’elle provoque, les fantasmes qu’elle suscite. Pour atteindre au « lyrisme », le romancier, dit-il, doit en passer par l’autobiographie; de fait, la critique montre que la part de l’« invention » est mince : Céline ne cesse de remettre en scène son passé ou, plutôt, de le transposer fantasma-tiquement autour d’une figure de narrateur qui se modifie d’œuvre en œuvre, du Bardamu du Voyage au Céline de Rigodon en passant par le Ferdinand dédoublé de Mort à crédit. Le récit se veut « émotif »; c’est dire que, quel que soit le roman, les personnages, décor et situations, stylisés selon le même onirisme, ont un air de famille. Partout on retrouve une boiteuse ou un cul-de-jatte, une vieille dame exquise, un vieux monsieur lubrique, une jeune personne malicieuse, un ami envieux, un chien fidèle, etc. Les décors ne sont jamais neutres du point de vue émotionnel, soit qu’on y étouffe (que de souterrains dans cette œuvre!) ou qu’on s’y perde, soit que le délabrement et la pourriture les décomposent, soit qu’ils s’ouvrent en espaces libérateurs sur la mer ou sur un vieux paysage charmant. Pour complexes qu’elles soient, des situations identiques se retrouvent : délires du narrateur, foules en folie, ruses et trahisons, pertes et retrouvailles, fuites et états de siège. C’est dire aussi que Céline travaille ses angles de vue d’une façon que certains jugent cinématographique (scènes muettes dans Mort à crédit, gros plans brutaux dans Casse-pipe, balayages à 360° dans Féerie, interminables plans fixes dans D'un château l’autre). La narration se fait plus subjective encore dans la trilogie finale, où l’ordre psychologique remplace quelquefois l’ordre chronologique dans l’enchaînement des souvenirs. Céline infléchit de plus notre lecture grâce à la présence, à partir de Mort à crédit, de prologues qui signalent, tels des ouvertures musicales, quels seront les thèmes récurrents de la narration.

 

La prouesse littéraire de Céline, par laquelle il a fait date et souche dans la littérature, c’est la mise au point de

 

son « style émotif », apte à prendre de court les défenses psychiques et la vigilance rationnelle du lecteur. Cette écriture s’avoue terroriste : « Le lecteur qui me lit! il lui semble, il en jurerait, que quelqu’un lui lit dans la tête!... dans sa propre tête!... [...] Pas simplement à son oreille!... non!... dans l’intimité de ses nerfs! »; « Le style au plus sensible des nerfs! — C’est de l’attentat! — Oui, je l’avoue! » Pour Céline, subvertir la langue pour tâcher d’échapper aux codes socio-linguistiques et socio-culturels, déconcerter et capter le lecteur, c’est tout un. Il s’agit pour cela de « retrouver l’émotion du “parlé” à travers l’écrit », en se fondant non pas sur le véritable langage parlé, mais sur son « souvenir ». Le « style émotif » quintessencie ainsi le langage oral populaire, en même temps qu’il le déborde. Par exemple, l’incroyable densité des figures de rhétorique (la luxuriance des métaphores, la malice des pseudo-citations et des litotes, la fureur des hyperboles, etc.) vise à transcrire la spontanéité imagée du conteur ou la gouaille parisienne mais les outrepassent vers la poésie, vers la comédie, vers l’épopée. De même, la morphologie et la syntaxe imitent les « incorrections » de la langue populaire — par exemple, l’emploi systématique du « on » pour « nous », certaines orthographes («on louvoyé»), le rappel («je le connaissais pas ce prêtre », « la bignolle son souci c’est Jules ») — mais ne visent pas qu’à l’imitation. C’est par son rythme que ce style est immédiatement émotif et émouvant; le souffle célinien est spécifique, quel que soit le parti pris, que ce soit la brièveté des phrases de Voyage, l’alternance, dans Mort à crédit et Guignol’s Band, de l’abondance ahurissante et du laconisme, ou, à partir de Guignol’s Band, ce halètement infatigable qui finira par venir à bout de la respiration ordinaire de la syntaxe française et par lui substituer ce que Céline appelait sa « petite musique ». Le glissement de la syntaxe à la parataxe devient flagrant avec Féerie : une majuscule de temps en temps nous rappelle que la phrase existe encore, mais c’est un tissu lâche, troué par une ponctuation qui, sans recourir à aucun signe nouveau, s’enrichit, par combinaison, de nuances originales de la voix; après une utilisation très personnelle de la virgule dès Voyage, après la découverte de « ... » et « ! » dans Mort à crédit, voici « !... », « !! », « !? », « ?!... », etc. Le rythme devient, avec Guignol’s Band, extraordinairement rapide (« vous écrirez “télégraphique” ou vous écrirez plus du tout »); cette rapidité est faite d’anomalies syntaxiques : l’omission d’éléments jugés superflus pour la compréhension, pronoms (« [il] faut », « [ils] sont »), prépositions (« virer [au] rouge »), etc.; ainsi la syntaxe est perturbée gravement; par exemple, « que » devient le substitut de divers relatifs et conjonctions (« elle va bien rire, qu’elle a un mari si fainéant »), la transitivité ou la réflexivité des verbes est ébranlée (« tout écroulera »). La syntaxe célinienne ne s’enrichit pas seulement en aval mais aussi en amont : on repère une préciosité célinienne, faite d’archaïsmes, de passés simples rares, d’imparfaits du subjonctif indemnes.

« Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Céline est brutalement contemporaine, par sa violence, par la nouveauté radi­ cale de son écriture, par les passions qu'elle charrie, du mépris des autres au dégoOt de soi et de la nostalgie à la haine, et, par les réactions qu'elle provoque, du rire à la répulsion.

Toute une vie de fuite en avant Louis Destouches eut une vie mouvementée, errante, qu'on dirait sans cesse en quête d'un bonheur immédia­ tement dénigré, comme tendue à la recherche d'une malédiction.

Cette vie fut d'ailleurs sensiblement diffé­ rente de la légende biographique que Je romancier mythomane se forgea d'interviews en fausses confi­ dences.

Fils unique de petits bourgeois relativement aisés, il est élevé avec soin et préparé à la carrière commerciale; après le certificat d'études, i 1 va apprendre à l'étranger l'anglais et l'allemand, puis il commence son apprentis­ sage.

li l'achève chez un joaillier renommé, qui lui offre de J'embaucher une fois libéré de ses obligations militai­ res, de sorte que, devançant l'appel, il s'engage dans les cuirassiers en 1912.

L'ébranlement physique et moral de la guerre va effacer ce chemin tracé d'avance.

Après trois mois de combat, il est blessé à un bras lors d'une action pour laquelle il s'est porté volontaire.

Peut-être a-t-il également subi un choc à la tête, commo­ tion à 1 'origine des céphalées du « vertige de Ménière » (selon son propre diagnostic) dont il se plaindra jusqu'à sa mort.

Destouches rapporta du front un pacifisme radi­ cal, des cicatrices physiques et une médaille militaire qu'il fera tinter fièrement tout le reste de sa vie.

A Lon­ dres, où il est affecté, il mène joyeuse vie, fréquentant le « milieu » de Soho; il y épouse une entraîneuse de bar et omet de déclarer ce mariage au consulat de France.

Réformé, il part chercher fortune au Cameroun en 1916.

ll rentre à Paris sans l'avoir trouvée et se met à vivre d'expédients divers.

En 1918, il se fait engager par la mission Rockefeller et circule en Bretagne.

Son ascen­ sion sociale, grâce à l'amitié du docteur Gunn, médecin de la mission, va pouvoir commencer.

Le voici bientôt bachelier.

Le voici marié à la fille du professeur Follet (de l'É cole de médecine de Rennes) et père d'une fille.

Le voici accomplissant le cursus accé­ léré, prévu pour les anciens combattants, des études de médecine.

Voici qu'il s'intéresse à la recherche médi­ cale.

Voici qu'en 1924 il est reçu docteur avec une thèse remarquée sur la Vie et l'Œuvre de Philippe-Ignace Sem­ melweis.

Mais il n'est pas tenté par un bonheur bourgeois et rennais, et le docteur Gunn ménage son entrée à la section d'hygiène de la S.D.N.

à Genève.

Les missions dont on le charge lui permettent de découvrir l'Amérique du Nord en 1925 et de revoir l'Afrique en 1926.

Mais il y a trop d'israélites pour lui à la S.D.N.

(il écrit l'Église), trop de réunions, de rapports à rédiger.

Il rentre à Paris en 1927 avec Elizabeth Graig, la future dédicataire de Voyage, avec qui il connaîtra jusqu'en 1933 une liaison orageuse.

li semble qu'il ait passionnément aimé cette jeune danseuse américaine-après elle, il ne s'éprendra guère que de danseuses -de mœurs fort libres («J'ai toujours aimé que les femmes soient belles et lesbiennes.

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] Voyeur certes et enthousiaste consommateur un petit peu mais bien discret! ...

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Le cabinet médical qu'il ouvre alors ne lui rapportant guère, il entre au dispen­ saire municipal de Clichy en 1929.

C'est alors, à trente­ cinq ans, qu'il se met à écrire Voyage, dont le succès va changer le cours de sa vie.

Il ne cesse pas cependant de voyager très souvent en Europe, généralement aux frais de la S.D.N.

Voyage au bout de la nuit, qui éveille un immense écho, pour et contre, dans la presse, ne lui apporte pas le Goncourt mais le Renaudot et la célébrité.

Denoël publie aussitôt l'Église (1933).

Tandis qu'il écrit Mort à crédit, Céline continue à assurer ses activités de médecin et à voyager aux États-Unis et en Europe.

En 1936, le succès de scandale de Mort à crédit lui donne définitivement une place dans la littérature; Gallimard publie Secrets dans l'île; l'Église est créée à Lyon.

1936, c'est J'année du Front populaire en France et du commencement de la guerre en Espagne : Céline se lance à corps perdu dans l'engagement politique.

De retour d'U.R.S.S., il publie immédiatement un pamphlet anti­ communiste, Mea cu/pa -Denoël épaissit le volume en y joignant la Vie et l'Œuvre de Semmelweis.

Pendant l'été 1937, qu'il passe en Bretagne (il y séjournera tous les étés jusqu'à son départ pour l'Allemagne), il écrit Bagatelles pour un massacre, son premier pamphlet anti­ sémite.

Dès avant sa publication, il démissionne de son emploi au dispensaire de Clichy.

La publication, en novembre 1938, de l'École des cadavres le range parmi les pro-hitlériens affichés.

En automne 1939, après une nouvelle tentative malheureuse pour ouvrir un cabinet médical, il se fait recruter comme médecin de bord sur un navire réquisitionné.

Mais le bâtiment est gravement endommagé, et Céline se retrouve médecin au dispen­ saire de Sartrouville, avec le personnel duquel il partira sur les routes de l'exode.

La défaite fran ça ise lui inspire les Beaux Draps; lors du lancement de ce quatrième pamphlet, en février 1941, l'hebdomadaire la Gerbe publie un « Acte de foi » signé Céline qui sera suivi, pendant l'Occupation, de trente-quatre autres textes de même nature : « lettres privées », dira Céline -« lettres ouvertes » quoi qu'il en soit.

Sans adhérer à aucun parti, il devient une figure familière des manifestations du Paris collaborationniste.

Il retourne pendant ce temps à son travail romanesque (Guignol's Band/, 1944), qu'il ne quittera plus.

En 1943, il épouse Lucette Almanzor, sa compagne depuis sept ans, avec laquelle il quitte la France en juin 1944.

Il partage alors la vie de la colonie vichyssoise de Sigmaringen, d'où il part en mars 1945 pour le Danemark, où il avait placé ses biens.

La France demande son extradition au gouvernement danois, qui la refuse mais qui incarcère Céline à la prison de Copenhague de décembre 1945 à novembre 1946.

En mai 1948, Céline s'installe à Klarskovgaard chez son avocat.

Tandis que, le second tome de Guignol's Band (le Pont de Londres) étant achevé, il travaille à Féerie, et tandis que son procès s'instruit à Paris, Céline recom­ mence à publier en 1948 : Casse-pipe et A l'agité du bocal.

La cour de justice de la Seine le condamne par contumace en février 1 950 à un an de prison, à 50 000 francs d'amende, à la dégradation nationale et prononce la confiscation de ses biens à concurrence de la moitié.

Amnistié un an plus tard, il rentre en France en juillet 1951.

Il s'installe à Meudon, ouvre un cabinet médical, tan­ dis que Lucette donne des leçons de danse.

Il signe un contrat avec la maison Gallimard, qui publie Féerie pour une autrefois, réédite la totalité de son œuvre (à l'excep­ tion des quatre pamphlets) en 1952 et va désormais publier son œuvre au fur et à mesure de sa rédaction : Normance et la pré-originale d'Entretiens avec le profes­ seur Y.

en 1954, D'un château l'autre en 1957, Nord en 1960.

Céline vit à Meudon, au milieu des chiens et des chats, dans un travail acharné, et dans un isolement qui diminuera à partir de 1957 : il reçoit quelques fidèles amis, et, après que la réédition en livre de poche, en 1956, a marqué le premier pas de sa redécouverte par le grand public, l'attention des journalistes se fixe à nou­ veau sur lui à l'occasion de la sortie D'un château l'au­ tre.

Le 30 juin 1961, il achève la seconde version de Rigodon; il meurt le lendemain.

Céline devient un objet d'étude pour la critique universitaire et la quasi-totalité. »

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