CAMUS, L'Étranger: Après avoir défini l'originalité du style de Camus dans ce passage, vous montrerez qu'il s'accorde étroitement avec la personnalité du narrateur et qu'il contribue à en mettre en relief les traits essentiels.
Publié le 11/09/2014
Extrait du document
Le caractère dépouillé de ce style ne peut manquer de surprendre le lecteur. D'ordinaire, la forme d'un récit reflète la personnalité du narrateur, la qualité de ses réactions en face des événements dont il est le héros, les résonances de sa sensibilité. Or, tout au long de ce texte, on ne trouve pas la moindre trace d'émotion. Et cela parait d'autant plus insolite que l'allure générale du passage témoigne, dans sa spontanéité, de la franchise absolue du héros qui transcrit sans réticences" et comme sans contrôle tout ce qu'il enregistre. Il faut donc admettre que contrairement au héros traditionnel de roman il ne nous révèle rien de sa personnalité. Il n'a pas à proprement parler de visage. Il est simplement le siège d'impressions fragmentaires notées telles qu'il les reçoit dans l'instant. Il n'a pas de conscience apparente. Jamais il ne réfléchit ni ne s'analyse. Il reflète seulement avec passivité les images et les événements dont il est le témoin.
TEXTE
[Meursault, le narrateur, qui est inculpé de meurtre, vient de pénétrer dans le prétoire où va se dérouler son procès.]
J'étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J'ai regardé encore le prétoire et je n'ai distingué aucun visage. Je crois bien que d'abord je ne m'étais pas rendu compte que tout le monde se pressait pour me voir. D'habitude, les gens ne s'occupaient pas de ma personne. Il m'a fallu un effort pour comprendre que j'étais la cause de toute cette agitation. J'ai dit au gendarme : « Que de monde !« Il m'a répondu que c'était à cause des journaux et il m'a montré un groupe qui se tenait près d'une table, sous le banc des jurés. Il m'a dit : «Les voilà «. J'ai demandé : « Qui ?« et il a répété : «Les journaux «. Il connaissait l'un des journalistes qui l'a vu à ce moment et qui s'est dirigé vers nous. C'était un homme déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant. Il a serré la main du gendarme avec beaucoup de chaleur. J'ai remarqué à ce moment que tout le monde se rencontrait, s'interpellait et conversait, comme dans un club où l'on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j'avais d'être de trop, un peu comme un intrus. Pourtant le journaliste s'est adressé à moi en souriant. Il m'a dit qu'il espérait que tout irait bien pour moi. Je l'ai remercié et il a ajouté : « Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L'été, c'est la saison creuse pour les journaux. Et il n'y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaille quelque chose. « Il m'a montré ensuite, dans le groupe qu'il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée, avec d'énormes lunettes cerclées de noir. Il m'a dit que c'était l'envoyé spécial d'un journal de Paris : « II n'est pas venu pour vous, d'ailleurs. Mais comme il est chargé de rendre compte du procès du parricide, on lui a demandé de
câbler votre affaire en même temps «. Là encore, j'ai failli le remercier. Mais j'ai pensé que ce serait ridicule. Il m'a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittés. Nous avons encore attendu quelques minutes.
«
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câbler votre affaire en même temps».
Là encore, j'ai failli le
remercier.
Mais j'ai pensé que ce serait ridicule.
Il m'a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittés.
Nous avons encore
attendu quelques minutes.
CAMUS, L 'Étranger, Gallimard.
Après avoir
défini l'originalité du style de Camus dans ce
passage, vous montrerez
qu'il s'accorde étroitement avec
la personnalité du narrateur et qu'il contribue à en mettre
en relief les traits essentiels.
COMMENTAIRE PROPose
INTRODUCTION
L'Étranger nous propose, dans un récit à la première personne,
deux moments bien distincts de la vie du héros : avant qu'il ne
commette un meurtre et après le meurtre.
La seconde partie qui
nous fait assister à l'instruction et au procès marque le retour
sur lui-même de Meursault aux prises avec la justice et ses
formalités.
Le texte que nous allons étudier se situe
au moment où le prévenu vient d'entrer dans le prétoire.
Ce sont ses notations,
ses impressions et ses propos qui sont relatés ici fidèlement par
lui-même, sans choix et sans apprêt, tels qu'ils les enregistre
dans leur succession chronologique.
I.
LE STYLE
Cette impression de spontanéité totale nous est, d'emblée,
imposée par le style.
Les phrases se succèdent sans aucune liaison
grammaticale.
Cette juxtaposition nous fait prendre nettement
conscience qu'il
n'y a effectivement aucun lien entre les divers
points du récit.
Chaque élément nouveau fait table rase du pré
cédent dès qu'il s'impose à son tour à l'esprit du narrateur.
L'homme se contente d'enregistrer fidèlement et passivement
ses impressions.
L'extrême dépouillement des phrases s'explique
et se justifie
par la même raison.
Les propositions indépendantes
sont nombreuses : «J'étais un peu étourdi par tout ce monde ...
J'ai regardé le prétoire et je n'ai distingué aucun visage».
Le schéma le plus fréquent est celui d'une proposition principale
suivie d'une seule proposition subordonnée : «Il m'a répondu.
»
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