BONNEFOY Yves : sa vie et son oeuvre
Publié le 18/11/2018
Extrait du document
BONNEFOY Yves (né en 1923). Poète consacré par la célébrité, Yves Bonnefoy constitue cependant une manière d’exception par son refus d’être assujetti à une place précise dans la poésie moderne. Et c’est au cœur même de cette contestation de toute « étiquette », nécessairement fallacieuse selon l’auteur, que le lecteur doit apprécier ses perspectives philosophiques, critiques et poétiques.
Né à Tours le 24 juin 1923, d’un père contremaître dans un atelier de construction de matériel ferroviaire et d’une mère institutrice, Bonnefoy connaît une enfance studieuse, entrecoupée de vacances émerveillées dans le Lot où son grand-père lui fait découvrir le pouvoir rassurant du concret. Il effectue, à Tours, de solides études au lycée Descartes où il témoigne d'une certaine fascination pour les disciplines abstraites et rigoureuses (le latin, les mathématiques); il obtiendra en 1943 un certificat de mathématiques générales, mais il abandonne alors ce domaine pour la philosophie et la poésie. Il se lie, à Paris, aux milieux surréalistes, et rencontre les peintres Victor Brauner. Raoul Ubac et Hans Bellmer; il prépare un diplôme sur Baudelaire et Kierkegaard (1944), mais, après une rencontre décevante avec André Breton, il décide de s’engager sur une voie originale. Lors d'un voyage déterminant en Italie en 1953, il se laisse séduire, après tant d’autres, par la plénitude ensoleillée de l’univers méditerranéen et surtout découvre une richesse artistique inconnue jusqu’alors. Quelques peintres, dont
Piero délia Francesca, certains sites (le mausolée de Galla Placidia, à Ravenne), les églises baroques agissent sur le poète comme de véritables révélations, et l’analyse des œuvres d’art ne cessera plus de l’occuper. Parallèlement, il écrit son premier recueil Du mouvement et de l'immobilité de Douve (édité en 1953) qui fut salué unanimement par la critique pour sa tonalité originale et fit connaître au poète une immédiate célébrité. Son second volume, Hier régnant désert (1959), obtint le prix de la Nouvelle Vague décerné par le journal l’Express, Pierre écrite et Dans le leurre du seuil paraîtront respectivement en 1965 et 1975. Bonnefoy développe aussi une réflexion sur la traduction — et, au premier chef, celle des œuvres de Shakespeare, qu’il entreprend dès 1957. Il s'intéresse à la critique et à l’histoire des formes poétiques et picturales, et élabore une réflexion dont l'essentiel est contenu dans P Improbable et autres essais (1959), la Seconde Simplicité (1961), Arthur Rimbaud (1961), P Arrière-pays (1972) et Entretiens sur la poésie (1981).
En 1967 paraît le premier numéro de l'Éphémère, que l’écrivain fonde avec L.R. des Forêts, Gaëtan Picon et André du Bouchet. Sa carrière dans l’enseignement supérieur, en France comme à l’étranger, se voit couronnée en 1981 par son élection au Collège de France à la chaire d'études comparées de la fonction poétique. Ses travaux multiples ont reçu la consécration de nombreux prix, en particulier le Grand prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
Les insuffisances de la raison
A y bien réfléchir, la question à laquelle Bonnefoy se trouve confronté n’est pas sensiblement différente de celle que se posa Pascal : le vertige existentiel surgira ainsi de la faille entre le réel et un mode d’appréhension qui ne suffit pas à en rendre toute la complexité. La faillite de l’intellect rejoint bien ici celle de « l’esprit de géométrie ». Les systèmes qui font du concept leur principal opérateur ne sont cependant pas dénués d’un charme ensorcelant : la pensée qui ordonne crée, en effet, un espace pur, aseptisé, où un réel bien codifié, transparent, ne suscite ni angoisse, ni excès, ni déséquilibre. L’être humain accède ainsi, comme Paul Valéry, à cette « Méditerranée de l’esprit, pays où la sensation est si faible, si élémentaire, si pure qu’elle semble conduire au cœur des choses : à une mer éternelle, au soleil, au vent » (« Paul Valéry », dans P Improbable). Et Yves Bonnefoy, ici, d’opposer à l’idéalisme platonicien — qui suppose l’adéquation du concept à la forme qui en constitue le support, et qui fait de la symétrie le principal critère de l’harmonie — la position de Plotin pour qui cette même harmonie suppose la division, l’éparpillement du vivant, et qui conçoit la vérité comme acceptation de ce fourmillement et de cette diversité. L'art qui se voue à atteindre l’unité de la transcendance ne peut que faillir à sa mission : ainsi en est-il des statues grecques et de certains peintres primitifs italiens qui participent de la volonté d'exprimer l’éternel. Mais ce temps de l’éternité ne peut naître que d’une « pensée de la mort », et l’être humain se pétrifie dans l’extase de la conscience :
Et vois, tu es déjà séparé de toi-même...
Es-tu celui qui meurt, toi qui n'as plus d'angoisse,
Es-tu même perdu, toi qui ne cherches pas?
(Hier régnant désert)
La raison, au bout du compte, ne mènerait qu’à une absence de savoir.
«
pris
après Hegel que l'Ëtre pur, c'est le Néant pur,
l'homme doit chercher « la fraîcheur de la mort envahis
sante» (Anti-Platon, 1962), «triompher aisément d'une
éternité sans jeunesse, et d'une perfection sans brûlure ».
Ce n'est qu'au prix de sa propre mort que l'homme saura
accéder au règne du plaisir : « Et je t'aime rompue, et
jouir d'être morte, ô plus belle! » (Du mouvement et de
l'immobilité de Douve).
Il acquerra ainsi le sens de la
vie : «Tl te faudra franchir la mort pour que tu vives ».
La
figure centrale du recueil, Douve, revêt la forme d'une
Ménade, en proie aux feux du désir dionysiaque et qui
se laisse glisser au vertige de la mort par démembrement,
selon la tradition héritée d'Euripide.
Elle sera ensuite
assimilée au Phénix : comme cette créature mythique,
Douve a le pouvoir de se recréer éternellement après son
immolation par le feu ( « Car rien ne peut grandir une
éternelle force qu'une éternelle flamme et que tout soit
défait »).
Bonnefoy joue ici sur les signifiés traditionnels
de la poétique des éléments, conforme à la philosophie
présocratique, et que reprirent plus tard les alchimistes :
si au feu correspond le moment rituel de la purification,
c'est dans l'élément terrestre que s'opérera la renais
sance définitive.
Douve, métamorphosée en salamandre,
a traversé l'épreuve du feu, sorte d'ordalie, et se fait
minéral (la houille, promesse de nouvelles flammes).
Figure antithétique du « camaïeu du concept » ( « les
Tombeaux de Ravenne», dans l'Improbable), la pierre
évoque sous toutes ses formes (murs, falaises, tombeaux,
etc.) la virtualité de la mort et signifie la substance dans
toute sa pesanteur et son inertie.
Et, au terme de ce
voyage initiatique, émerge enfin le sujet qui parle; le
poète est, d'ailleurs, défini comme «celui qui brûle>>
(«l'Acte et le lieu de la poésie», dans l'Improbable),
et c'est la vertu des terres nues et des ruines qu'elles
enseignent qu'« affirmer est un devoir absolu » ( « les
Tombeaux de Ravenne» dans l'Improbable).
Mais si
l'homme est fasciné par sa passion de la nuit de l'in
conscient, il est condamné à la vivre sans l'assouvir
totalement, sauf à verser dans l'irrationnel pur, comme
la Nadja de Breton : il ne pourra qu'en apercevoir les
confins dans le Leurre du seuil, position limite entre
raison et déraison qui constitue la vraie place du poète.
L'exploration des limites
Seules les instances qui parviennent à concilier, en un
fragile équilibre, les tendances contraires de l'Ëtre sans
les annuler fournissent un certain bonheur, résultat d'une
dialectique sans faille, héritée peut-être de Hegel, sous
le signe de qui Bonnefoy a placé son premier recueil.
L'acte poétique se situe dans 1' intervalle entre le réel et
le désir, en d'autres termes dans l'espace d'une frustra
tion qui donne naissance à la création.
A la pensée essen
tialiste qui exclut toute finitude et toute précision -car
toute conquête de l'Ëtre ne peut se situer que dans un
absolu qui récuse toute limite -, Bonnefoy répond par
l'étude de ces situations mêmes où l'Homme peut accé
der à la connaissance, sans céder totalement à son élan,
à sa pulsion, payant de sa souffrance renouvelée le droit
à une certaine maîtrise de soi et conquérant par là même
le droit de créer.
Le poème se constitue alors comme le
récit d'une lutte paradoxale, sans vainqueur ni vaincu; le
créateur, sans cesse en quête,
Heurte
Heurte à ja ma is ,
Dans le leurre du seuil
A la porte, scellée,
A la phrase vide.
(Dans le leurre du seuil)
L'angoisse étreint alors celui qui cherche le sens sans
jamais le trouver définitivement : Achever,
achever
Nous ne le savons plus.
Entre l'œil qui s'accroît et le mot le plus vrai
Se déchir e la taie de l'achevable.
(ibid.)
Mais, au cœur même de la défaite, de l'échec qui
guette le poète en proie au vertige de J'autodestruction,
« prédateur» qui « se recourbe sur soi et se déchire >>
(ibid.), surgit le moi qui« consent >> enfin à s'abandonner
à l'emprise des choses, «qui trouve et touche douce
ment, dans le flux qui va, à une épaule».
Ainsi le réel
peut-il s'épanouir et se faire accepter par la conscience
qui saura assumer sa chatoyante diversité («Oui, par la
Mort, Oui, par la Vie sans fin » ).
Et tout au long de
l'œuvre de Bonnefoy, on notera une prédilection pour
les lieux « frontières », glacis privilégié et protecteur
d'où l'on peut percevoir l'Arrière-pays (crêtes, lignes,
bords, carrefours, rivages, quais de canal, aube, etc.).
L'Art constituera un moyen d'accès privilégié à cet
au-delà angoissant et séducteur, que nous sommes
condamnés à interpréter : «Quelle misère que le signe!
Quelle certitude pourtant, à des heures, d'y avancer
comme à l'avant d'un bateau, ou d'un autocar dans les
dunes, existant plus que lui, puisqu'on peut le voir se
former, puis s'ouvrir, puis se perdre>> (l'Arrière-pays).
L'esthétique baroque, qui par son essence même rend
compte de la multiplicité inquiétante du réel, tout en
figeant son mouvement dans l'Œuvre, trouvera donc en
Bonnefoy un admirateur fervent, tout comme il se pen
chera sur les peintres qui s'inscrivent dans les mêmes
problématiques.
La grande vertu du baroque réside en ce
qu'il sait« exprimer la tension qui fait l'unité du monde,
la grande forme spirale qui et rassemble et transcende
les mille formes ouvertes qui sont tournées vers la mort »
(ibid.); «Monde humainement truqué où le désir accepte
de se faire attente » (J.-P.
Richard dans Onze Études sur
la poésie moderne), il ressemble à un théâtre où le désir
vient se matérialiser.
Une poétique du paradoxe
Bonnefoy s'est-il attaché à recueillir l'héritage des
mythologies antiques, tout en usant des acquis modernes
de l'expérience psychanalytique? On peut, en tout état
de cause, justifier par là sa défiance de toute forme d'in
terprétation qui ne s'appuierait que sur le formalisme des
méthodes linguistiques.
La critique, quels que soient sa
démarche et son cheminement, ne peut se passer de
concepts et de nomenclatures.
Discours qui fige la poésie
dans la mort d'une signification univoque, et le lecteur
dans l'extériorité d'une expérience analysée avant que
d'être vécue.
Ainsi Bonnefoy reproche-t-il à Roland Bar
thes d'avoir méconnu une des composantes essentielles
de l'écriture : la liberté, dans laquelle s'investit 1' irréduc
tibilité du désir.
Désir qui pousse à la création : « Il en vint à penser
que tout langage est un ordre, tout ordre une agression,
toute parole un instrument qu'un pouvoir emploie» (la
Présence et l'Image, leçon inaugurale au Collège de
France, 1981).
Au contraire, le lecteur se doit d'oublier
« l'inscription que l'auteur essaie de faire de soi dans sa
turbulence verbale» (ibid.), et la meilleure voie pour
comprendre le livre est de le quitter pour aller vivre
soi-même les sensations dont le poème a éveillé le désir :
critique paradoxale s'il en est, puisqu'elle suppose la
négation de l'œuvre, qui reste sacrifiée à 1' issue du
voyage.
Il reste à la poésie à bien remplir son office :
rendre compte des éternelles reviviscences du désir et les
communiquer à son lecteur afin qu'il les vive lui-même à
son tour.
L'œuvre n'a donc aucune fin en soi, car la
poésie « sait que toute représentation est un voile qui.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Tanguy, Yves - vie et oeuvre du peintre.
- NAVARRE Yves : sa vie et son oeuvre
- BERGER Yves : sa vie et son oeuvre
- BONNETAIN Paul : sa vie et son oeuvre
- ZÉVACO Michel : sa vie et son oeuvre