Boileau vous parait-il avoir bien défini la tragédie cornélienne dans ce jugement
Publié le 15/02/2012
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(Lettre à Perrault, 1694, ou, plus probablement, 1700).
En dépit de louanges très vives et de cette démarche hypothétique, il n'aimait pas Corneille. Celui-ci était l'ami de Gilles Boileau, frère aîné, et frère ennemi du satirique; il était l'ancien élève et l'ami dévoué des Jésuites, avec qui Boileau, très lié avec les Jansénistes, eut maints démêlés; il était l'oncle de Fontenelle, chef du parti des Modernes; il a fait osé se mesurer avec l'auteur du Discours au Roi et de l'Epître IV, en adressant à Louis XIV ...

«
it pense certainement aux heros, tout d'une piece, raidis dans leur volonte
et leur energie, qu'a enfantes le genie surhumain de Corneille.
Avant de repondre a la question posee, it etait bon de Peclairer par l'ex-
terieur, comme nous venons de le faire.
Connaissant maintenant toute la
pensee de Boileau sur Corneille nous serons plus a meme d'apprecier ce juge-
ment, en apparence entierement elogieux, en realite compose d'eloges et de
critiques.
Apres avoir examine les uns et les autres, nous nous demanderons
ce qui manque a cette appreciation pour definir exactement la tragedie cor-
nelienne.
Corneille merite, effectivement, d'être considers comme l'inventeur d'un
nouveau ressort tragique : Padmiration.
Ressort puissant, si l'on en juge par
le succes des chefs-d'ceuvre ou it agit le plus fortement.
Ressort le plus
capable, ajoutons-le aussitot, de soulever la societe a laquelle s'adressaient
le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte.
Enthousiaste, chevaleresque, romanesque,
la tete et le cceur farcis des recits heroiques qui s'etalaient en d'interminables
tomes, cette generation etait toute peke a applaudir les surhommes de Cor-
neille, les beaux coups d'epee, les sacrifices monstrueux, les pardons sublimes,
les amours entraves par d'imperieux devoirs.
La generation suivante montra
moins d'empressement aux pieces de Corneille qu'a celles de Racine, « plus
delicat, plus tendre », et « parlant au cur de plus pres
comme dira
Voltaire.
On n'en saurait &duke que le ressort adopts par Corneille ne pos-
sedait qu'une valeur occasionnelle.
Il conserve son pouvoir pour ceux qui
cherchent au theatre un haut ideal.
Si un public egoIste et faible ne com-
prend rien a la grandeur cornelienne, les Ames d'elite continuent a vibrer,
admirer.
On peut meme soutenir que la foule, le peuple est beaucoup plus
accessible aux magnifiques tirades de Corneille qu'aux subtiles analyses de
Racine.
Beaucoup vont au theatre pour s'arracher aux platitudes de la vie
commune et cherchent, par l'admiration des plus nobles sentiments, a se
faire pardonner la mediocrite, la lachete de leur existence quotidienne.
En
outre, ces vers vibrants, debites devant une reunion d'hommes, electrisent.
Tel n'est pas emu en particulier, devant le livre, qui fremit et s'exalte en
public.
Corneille a done vu juste et loin.
L'admiration ne convenait pas seu-
lement a ses contemporains, mais a tons les siecles, et it n'efit point ete sur-
pris d'entendre dire a Napoleon : « La France lui doit une partie de ses
grandes actions », car, l'admiration, it le savait, suscite l'imitation dans les « Ames bien nees ».
Boileau semble exceder toutefois, en pretendant que le « pere de la tra-
gedie francaise » n'a point songs...
a emouuoir In pitie et la terreur, ressorts
traditionnels, employes des la plus haute antiquite.
Corneille n'a pas substitue,
mais ajoute aux autres ce nouveau ressort.
Il comprit que le poete ne saurait
exploiter sans peril le seul herolsme, les sublimes pensees et les beaux senti-
ments.
S'il l'oublia apres les chefs -d'oeuvre incontestes, ce fut a son dam :
it tomba dans la dissertation, l'emphase, « s'escrima puissamment a fendre
un fil en quatre » (J.
Lemaitre) et, finalement, echoua.
Contrairement a ce que
l'on a trop souvent repete, ses hems ne sont pas uniformement admirables;
it a su doser en eux la faiblesse et la force.
A cote d'Horace, intransigeant et farouche, ii a place Curiace, plus nuance, plus humain.
Auguste ne passe
que lentement d'une juste colere au pardon genereux.
Polyeucte soupire un helas » ! qui en dit long, et verse des larmes ,qui nous apitoient et nous
emeuvent.
Pres de lui, le mediocre Felix represente l'humanite moyenne,
aux calculs has et egoistes.
Notre pitie s'interesse a la passion maiheureuse
de Rodrigue et de Chimene, au desespoir de don Diegue, a Pauline forcee de
revoir Severe, et nous tremblons pour les jours de tons ces hems sympa-
thiques, engages dans des luttes physiques ou morales oil tant d'autres eussent
succombe.
Si, Corneille a « emu » dans ses pieces la terreur et la pitie ! Ce
n'est plus la pitie excitee par des malheureux en proie a un implacable
destin, telle que nous la retrouverons dans Andromaque (Oreste) et dans
1phigenie; ce n'est plus cette espece d'horreur sacree qui remplissait les
spectateurs de Sophocle et d'Euripide.
Elles n'en sont que plus vraies, plus
proches de nous.
il pense certainement aux héros, tout d'une pièce, raidis dans leur volonté et leur énergie, qu'a enfantés le génie surhumain de Corneille .
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Avant de repondre à la quëstion· posée, il était bon de l'éclairer par l'ex térieur, comme nous venons de le faire.
Connaissant maintenant toute la pensée de Boileau sur Corneille nous serons plus à même d'apprécier ce juge ment, en appaFence entièrement élogieux, en réalité compose d'éloges et de critiques.
Après avoir examiné les uns et les autres, nous nous demanderons ce gui manque à cette ·appréciation pour définir exaètement la tragédie cor- nélienne.
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Corneille mérite, effectivement, d'être considéré comme l'inventeur d'un nouveau ressort tragique : I'admii'atio.n.
Ressort puissant, si l'on en juge par le succès des chefs-d'œuvre où il agit le plus fortement.
Ressort le plus càpable, ajoutons-le aussitôt, de soulever la société à laquelle s'adressaient le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte.
Enthousiaste, chevaleresque, romanesque, la tête et le cœur farcis des récits héroïques qui s'étalaient en d'interminables tomes, cette génération était toute prête à applaudir les surhommes de Cor neille, les beaux coups d'é,~;~ée, les sacrifices monstrueux, les pardons sublimes, les amours entravés par d impérieux devoirs.
La génération suivante montra moins d'empressement aux pièces de Corneille qu'à celles de Racine, «plus délicat,.
plus tendre », et « parlant au ·cœur de plus près », comme dira Voltaire.
On n'en sautait déduite que le ressort adopté par Corneille ne pos sédait qu'une valeur occasionnelle.
Il conserve son pouvoir pour ceux qui cherchent au théâtre un haut idéaL Si un public égoïste et faible ne com prend rien à la grandeur cornélienne, les âmes d'élite continuent à vibrer, à admirer.
On peut même soutenir que la foule, le peuple est beaucoup plus accessible aux magnifiques tirades de Corneille qu'aux subtiles analyses de Racine.
Beaucoup vont au théâtre pour s'arracher aux platitudes de la vie commune et cherchent, pàr l'admiration des plus nobles sentiments, à se faire pardonner la médiocrité, la lâcheté de leur existence quotidienne.
En outre, ces vers vibrants, débités devant une réunion d'hommes, électrisent.
Tel n'est pas ému en particulier, devant le livre, qui frémit et ·s'exalte en public.
Corneille a donc vu juste et loin.
L'admiration ne convenait pas seu lement à ses contemporains, mais à tous les siècles, et il n'eût point été sur pris d'entendre dire à Napoléon : « La France lui doit une partie de ses grandes actions », car 'l'admiration, il le savait, suscite l'imitation dans les «.âmes bien nées ».
Boileau semble excéder toutefois, en prétendant que le « père de la tra gédi~ .française» n'a poif!l son,qé ...
à émouv_oirJCf pitié e.t la terreur, res~or~s traditionnels, employes des la plus haute anhqmte.
Corneille n'a P.as substitue, mais ajouté aux autres ce nouveau ressort.
Il comprit que le poete ne saurait exploiter sans péril le seul héroïsme, les sublimes pensées et les beaux senti ments.
S'il l'oublia après les chefs-d'œuvre incontestés, ce· fut à son dam : il tomba dans.
la dissertation, l'emphase, « s'escrima puissamment à fendre un fil en quatre» (J.
Lemaître) et, finalement, échoua.
Contrairement à ce que l'on a trop souvent répété, ses héros ne sont pas uniformément admirables; il a su doser en eux la faiblesse et la force.
A côté d'Horace, intransigeant Pt farouche, il a placé Curiace, plus nuancé, plus humain.
Auguste ne passe que lentement d'une juste colère au pardon généreux.
Polyeucte soupire un « hélas » ! qui en dit long, et verse des larmes qui nous apitoient et nous émeuvent.
Près de lui, le médiocre Félix représente l'humanité moyenne, aux calculs bas et égoïstes.
Notre pitié s'intéresse à la passion malheureuse de Rodri~ue et de Chimène, au désespoir de don Diègue, à Pauline forcée de revoir Sevère, et nous tremblons pour les jours de tous ces héros sympa thiques, engagés dans des luttes physiques ou morales où tant d'autres eussent succombé.
Si,.
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