Blaise CENDRARS, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France.
Publié le 10/11/2010
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"Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?" Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie, du Sacré Coeur contre lequel tu t'es blottie Paris a disparu et son énorme flambée Il n'y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne Les lourdes nappes de neige qui remontent Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l'air bleui Le train palpite au coeur des horizons plombés Et ton chagrin ricane... "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?" Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardés obliques sur la route Les files télégraphiques auxquelles elles pendent Les poteaux grimaçant qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s'enfuient et dans les trous les roues vertigineuses les bouches les voies Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"
Blaise Cendrars, au moment de la guerre russo-japonaise, en 1905, traverse la Russie en train. Il est accompagné d’une jeune parisienne, Jeanne.
«
[1.2.
Régularité et irrégularité des vers et du voyage]
Les blancs dessinent, en marge de ce « mini-refrain », deux strophes séparées par ce vers de transition et d'inégalelongueur (l'une comporte 12 vers; l'autre, plus longue, en compte 18).
Il semble que l'auteur ait voulu donnerl'impression d'un temps irrégulier qui va s'allongeant ou se rétrécissant «comme (cet) accordéon)) mentionné au vers20.
En effet, ces strophes comportent des vers tout à fait libres, dont certains ne sont constitués que d'un motparfois monosyllabique (« Chocs», v.
30) — et d'autres s'allongent démesurément, débordant la ligne (v.
3).
Aucuneloi métrique ne semble observée et le poème étale son caprice sur la page, introduisant un élément d'irrégularitédans le principe de régularité qu'avait institué le refrain.
Serait-ce que la forme du poème épouse les imprévus d'unlong voyage, loin du pays natal, loin de «Montmartre»?
Plus précisément, on remarque que, alors que la ponctuation a été presque complètement supprimée, chaquestrophe se termine sur des points de suspension, comme pour suspendre le temps qu'ils annoncent et quematérialisent les blancs ou pour suggérer de longs silences entre le poète et Jeanne.
Enfin quelques mots se détachent: le «broun-roun-roun» qui reproduit le bruit du train se distingue par les caractères graphiques originaux de cette onomatopée qui attire l'attention du lecteur et signale la monotonie dubruit du train.
Ce travail de mise en page rend en somme la durée et la régularité un peu lancinante du train, mais aussil'alternance entre l'étirement du paysage ou sa fugacité fulgurante: le poème s'étire ou se raccourcit, comme letemps et l'espace pendant ce voyage.
[2.
La traduction du mouvement du train]
La technique de description du paysage, appuyée sur des procédés lexicaux, graphiques, optiques et syntaxiques,rend compte de façon saisissante du mouvement du train.
[2.1.Lexique et mouvement]
Tout d'abord, les noms propres de lieux qui jalonnent le poème tracent un itinéraire: le train part de « Paris » («Montmartre », « la Butte », le «Sacré-Coeur » et nous transporte à travers «toutes les gares» jusqu'en «Sibérie».
Ensuite, le poète parsème son texte de termes qui évoquent le mouvement du train lui-même: « rouler» (v.
2)—associé à l'adverbe «loin» —, « palpiter» (v.
11), «s'enfuir» (v.
21).
On connaît le phénomène optique courant qui fait que, dans un train en mouvement, on a parfois l'impression quec'est le paysage lui-même qui bouge.
Cendrars rend compte de cette illusion de façon saisissante; ainsi, lemouvement affecte par contagion le décor lui-même, qui s'anime comme dans un vertige: «La tourbe se gonfle», « la Sibérie (...) tourne», «les nappes de neige (...) remontent»...; parfois même, grâce au procédé de la personnification, les éléments du décor bougent comme des être vivants: « Les poteaux...
gesticulent», « le monde s'étire s'allonge et se retire.»
[2.2.
Les effets d'optique]
C'est aussi la combinaison des lignes suggérées qui traduit le mouvement: les horizontales dominent avec les «horizons plombés » et les «fils télégraphiques» qui agrandissent espace et perspectives et concrétisent l'avancée dutrain.
Elles sont entrecoupées régulièrement au rythme du déplacement par des lignes verticales — celles des «poteaux» — ou les « obliques » (v.
16), qui introduisent la dynamique comme dans une image.
Par ailleurs, l'auteur fait subir des déformations aux éléments du décor, résultat de sensations optiques, commel'effet de flou sur la photo d'un objet en mouvement pris à une vitesse trop lente: les « poteaux» sont «grimaçants», les « gares» sont « lézardées», comme désarticulées par le mouvement, le «monde s'étire, s'allonge etse retire», comme les vers eux-mêmes, tantôt longs (v.
19) tantôt courts (v.
21).
C'est l'image de « l'accordéon qu'une main sadique tourmente» qui rend ce mouvement de la façon la plusexpressive.
[2.3.
La syntaxe et le vers en mouvement]
Enfin, la syntaxe elle-même juxtapose les différents éléments du paysage qui se succèdent ainsi rapidement sansmot de liaison, créant un véritable vertige : les pluriels « toutes les gares », « les fils », « les poteaux))...
multiplientencore le défilement du paysage.
À cela s'ajoute le rythme haletant des vers, calqué sur l'allure, les arrêts, puis lesredémarrage du train.
L'auteur lui-même parle de « roues vertigineuses»...
Ainsi, Cendrars a recours à tous les moyens de l'écriture pour donner à son poème le rythme et le mouvement dutrain qui abrite son inspiration.
[3.
Les sentiments de Marie -Jeanne]
Cependant le poème dépasse la simple description; il rend aussi compte des sentiments qu'un voyage si long et si.
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