Bel Ami (Intégrale)
Publié le 02/05/2015
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Guy de Maupassant Bel-Ami - Collection Romans - Retrouvez cette oeuvre et beaucoup d'autres sur http://www.atramenta.net Bel-Ami TABLE DES MATIERES Bel-Ami........................................................................................................1 Première partie.....................................................................................2 I............................................................................................................3 II .........................................................................................................18 III.......................................................................................................32 IV.......................................................................................................50 V........................................................................................................65 VI.....................................................................................................100 VII ....................................................................................................130 VIII..................................................................................................148 Deuxième partie...............................................................................169 I........................................................................................................170 II .......................................................................................................195 III.....................................................................................................210 IV.....................................................................................................231 V......................................................................................................245 VI.....................................................................................................267 VII ....................................................................................................278 VIII..................................................................................................297 IX.....................................................................................................311 X......................................................................................................325 i Bel-Ami Auteur : Guy de Maupassant Catégorie : Romans Comme il portait beau, par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier. Licence : Oeuvre du domaine public. 1 Première partie Première partie 2 I Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant. Comme il portait beau, par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier. Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours d'une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe. Lorsqu'il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s'il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l'air de toujours défier quelqu'un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil. I 3 Bel-Ami Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires. C'était une de ces soirées d'été où l'air manque dans Paris. La ville, chaude comme une étuve, paraissait suer dans la nuit étouffante. Les égouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestées, et les cuisines souterraines jetaient à la rue, par leurs fenêtres basses, les miasmes infâmes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces. Les concierges, en manches de chemise, à cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe sous des portes cochères, et les passants allaient d'un pas accablé, le front nu, le chapeau à la main. Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s'arrêta encore, indécis sur ce qu'il allait faire. Il avait envie maintenant de gagner les Champs-Élysées et l'avenue du bois de Boulogne pour trouver un peu d'air frais sous les arbres ; mais un désir aussi le travaillait, celui d'une rencontre amoureuse. Comment se présenterait-elle ? Il n'en savait rien, mais il l'attendait depuis trois mois, tous les jours, tous les soirs. Quelquefois cependant, grâce à sa belle mine et à sa tournure galante, il volait, par-ci, par-là, un peu d'amour, mais il espérait toujours plus et mieux. La poche vide et le sang bouillant, il s'allumait au contact des rôdeuses qui murmurent, à l'angle des rues : « Venez-vous chez moi, joli garçon ? » mais il n'osait les suivre, ne les pouvant payer ; et il attendait aussi autre chose, d'autres baisers, moins vulgaires. Il aimait cependant les lieux où grouillent les filles publiques, leurs bals, leurs cafés, leurs rues ; il aimait les coudoyer, leur parler, les tutoyer, flairer leurs parfums violents, se sentir près d'elles. C'étaient des femmes enfin, des femmes d'amour. Il ne les méprisait point du mépris inné des hommes de famille. I 4 Bel-Ami Il tourna vers la Madeleine et suivit le flot de foule qui coulait accablé par la chaleur. Les grands cafés, pleins de monde, débordaient sur le trottoir, étalant leur public de buveurs sous la lumière éclatante et crue de leur devanture illuminée. Devant eux, sur de petites tables carrées ou rondes, les verres contenaient des liquides rouges, jaunes, verts, bruns, de toutes les nuances ; et dans l'intérieur des carafes on voyait briller les gros cylindres transparents de glace qui refroidissaient la belle eau claire. Duroy avait ralenti sa marche, et l'envie de boire lui séchait la gorge. Une soif chaude, une soif de soir d'été le tenait, et il pensait à la sensation délicieuse des boissons froides coulant dans la bouche. Mais s'il buvait seulement deux bocks dans la soirée, adieu le maigre souper du lendemain, et il les connaissait trop, les heures affamées de la fin du mois. Il se dit : « Il faut que je gagne dix heures et je prendrai mon bock à l'Américain. Nom d'un chien ! que j'ai soif tout de même ! » Et il regardait tous ces hommes attablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant qu'il leur plaisait. Il allait, passant devant les cafés d'un air crâne et gaillard, et il jugeait d'un coup d'oeil, à la mine, à l'habit, ce que chaque consommateur devait porter d'argent sur lui. Et une colère l'envahissait contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs poches, on trouverait de l'or, de la monnaie blanche et des sous. En moyenne, chacun devait avoir au moins deux louis ; ils étaient bien une centaine au café ; cent fois deux louis font quatre mille francs ! Il murmurait : « Les cochons ! » tout en se dandinant avec grâce. S'il avait pu en tenir un au coin d'une rue, dans l'ombre bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme il faisait aux volailles des paysans, aux jours de grandes manoeuvres. Et il se rappelait ses deux années d'Afrique, la façon dont il rançonnait les Arabes dans les petits postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses lèvres au souvenir d'une escapade qui avait coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur avait valu, à ses camarades et à lui, vingt poules, deux moutons et de l'or, et de quoi rire pendant six mois. On n'avait jamais trouvé les coupables, qu'on n'avait guère cherché d'ailleurs, l'Arabe étant un peu considéré comme la proie naturelle du soldat. I 5 Bel-Ami À Paris, c'était autre chose. On ne pouvait pas marauder gentiment, sabre au côté et revolver au poing, loin de la justice civile, en liberté. Il se sentait au coeur tous les instincts de sous-off lâché en pays conquis. Certes il les regrettait, ses deux années de désert. Quel dommage de n'être pas resté là-bas ! Mais voilà, il avait espéré mieux en revenant. Et maintenant !... Ah ! oui, c'était du propre, maintenant ! Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec un petit claquement, comme pour constater la sécheresse de son palais. La foule glissait autour de lui, exténuée et lente, et il pensait toujours : « Tas de brutes ! tous ces imbéciles-là ont des sous dans le gilet. » Il bousculait les gens de l'épaule, et sifflotait des airs joyeux. Des messieurs heurtés se retournaient en grognant ; des femmes prononçaient : « En voilà un animal ! » Il passa devant le Vaudeville, et s'arrêta en face du café Américain, se demandant s'il n'allait pas prendre son bock, tant la soif le torturait. Avant de se décider, il regarda l'heure aux horloges lumineuses, au milieu de la chaussée. Il était neuf heures un quart. Il se connaissait ; dès que le verre plein de bière serait devant lui, il l'avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu'à onze heures ? Il passa. « J'irai jusqu'à la Madeleine, se dit-il, et je reviendrai tout doucement. » Comme il arrivait au coin de la place de l'Opéra, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la tête quelque part. Il se mit à le suivre en cherchant dans ses souvenirs, et répétant à mi-voix : « Où diable ai-je connu ce particulier-là ? » Il fouillait dans sa pensée, sans parvenir à se le rappeler ; puis tout d'un coup, par un singulier phénomène de mémoire, le même homme lui apparut moins gros, plus jeune, vêtu d'un uniforme de hussard. Il s'écria tout haut : « Tiens, Forestier ! » et, allongeant le pas, il alla frapper sur l'épaule du marcheur. L'autre se retourna, le regarda, puis dit : - Qu'est-ce que vous me voulez, monsieur ? Duroy se mit à rire : - Tu ne me reconnais pas ? I 6 Bel-Ami - Non. - Georges Duroy du sixième hussards. Forestier tendit les deux mains : - Ah ! mon vieux ! comment vas-tu ? - Très bien, et toi ? - Oh ! moi, pas trop ; figure-toi que j'ai une poitrine de papier mâché maintenant ; je tousse six mois sur douze, à la suite d'une bronchite que j'ai attrapée à Bougival, l'année de mon retour à Paris, voici quatre ans maintenant. - Tiens ! tu as l'air solide, pourtant. Et Forestier, prenant le bras de son ancien camarade, lui parla de sa maladie, lui raconta les consultations, les opinions et les conseils des médecins, la difficulté de suivre leurs avis dans sa position. On lui ordonnait de passer l'hiver dans le Midi ; mais le pouvait-il ? Il était marié et journaliste, dans une belle situation. - Je dirige la politique à La Vie Française. Je fais le Sénat au Salut, et, de temps en temps, des chroniques littéraires pour La Planète. Voilà, j'ai fait mon chemin. Duroy, surpris, le regardait. Il était bien changé, bien mûri. Il avait maintenant une allure, une tenue, un costume d'homme posé, sûr de lui, et un ventre d'homme qui dîne bien. Autrefois il était maigre, mince et souple, étourdi, casseur d'assiettes, tapageur et toujours en train. En trois ans Paris en avait fait quelqu'un de tout autre, de gros et de sérieux, avec quelques cheveux blancs sur les tempes, bien qu'il n'eût pas plus de vingt-sept ans. Forestier demanda : - Où vas-tu ? Duroy répondit : - Nulle part, je fais un tour avant de rentrer. - Eh bien ! veux-tu m'accompagner à La Vie Française, où j'ai des épreuves à corriger ; puis nous irons prendre un bock ensemble. - Je te suis. Et ils se mirent à marcher en se tenant par le bras avec cette familiarité facile qui subsiste entre compagnons d'école et entre camarades de I 7 Bel-Ami régiment. - Qu'est-ce que tu fais à Paris ? » dit Forestier. Duroy haussa les épaules : - Je crève de faim, tout simplement. Une fois mon temps fini, j'ai voulu venir ici pour... pour faire fortune ou plutôt pour vivre à Paris ; et voilà six mois que je suis employé aux bureaux du chemin de fer du Nord, à quinze cents francs par an, rien de plus. Forestier murmura : - Bigre, ça n'est pas gras. - Je te crois. Mais comment veux-tu que je m'en tire ? Je suis seul, je ne connais personne, je ne peux me recommander à personne. Ce n'est pas la bonne volonté qui me manque, mais les moyens. Son camarade le regarda des pieds à la tête, en homme pratique, qui juge un sujet, puis il prononça d'un ton convaincu : - Vois-tu, mon petit, tout dépend de l'aplomb, ici. Un homme un peu malin devient plus facilement ministre que chef de bureau. Il faut s'imposer et non pas demander. Mais comment diable n'as-tu pas trouvé mieux qu'une place d'employé au Nord ? Duroy reprit : - J'ai cherché partout, je n'ai rien découvert. Mais j'ai quelque chose en vue en ce moment, on m'offre d'entrer comme écuyer au manège Pellerin. Là, j'aurai, au bas mot, trois mille francs. Forestier s'arrêta net : - Ne fais pas ça, c'est stupide, quand tu devrais gagner dix mille francs. Tu te fermes l'avenir du coup. Dans ton bureau, au moins, tu es caché, personne ne te connaît, tu peux en sortir, si tu es fort, et faire ton chemin. Mais une fois écuyer, c'est fini. C'est comme si tu étais maître d'hôtel dans une maison où tout Paris va dîner. Quand tu auras donné des leçons d'équitation aux hommes du monde ou à leurs fils, ils ne pourront plus s'accoutumer à te considérer comme leur égal. Il se tut, réfléchit quelques secondes, puis demanda : - Es-tu bachelier ? - Non. J'ai échoué deux fois. - Ça ne fait rien, du moment que tu as poussé tes études jusqu'au bout. Si I 8 Bel-Ami on parle de Cicéron ou de Tibère, tu sais à peu près ce que c'est ? - Oui, à peu près. - Bon, personne n'en sait davantage, à l'exception d'une vingtaine d'imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d'affaire. Ça n'est pas difficile de passer pour fort, va ; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d'ignorance. On manoeuvre, on esquive la difficulté, on tourne l'obstacle, et on colle les autres au moyen d'un dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes. Il parlait en gaillard tranquille qui connaît la vie, et il souriait en regardant passer la foule. Mais tout d'un coup il se mit à tousser, et s'arrêta pour laisser finir la quinte, puis, d'un ton découragé : - Est-ce pas assommant de ne pouvoir se débarrasser de cette bronchite ? Et nous sommes en plein été. Oh ! cet hiver, j'irai me guérir à Menton. Tant pis, ma foi, la santé avant tout. Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert était collé sur les deux faces. Trois personnes arrêtées le lisaient. Au-dessus de la porte s'étalait, comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz : La Vie Française. Et les promeneurs passant brusquement dans la clarté que jetaient ces trois mots éclatants apparaissaient tout à coup en pleine lumière, visibles, clairs et nets comme au milieu du jour, puis rentraient aussitôt dans l'ombre. Forestier poussa cette porte : « Entre », dit-il. Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre, dont les deux garçons de bureau saluèrent son camarade, puis s'arrêta dans une sorte de salon d'attente, poussiéreux et fripé, tendu de faux velours d'un vert pisseux, criblé de taches et rongé par endroits, comme si des souris l'eussent grignoté. - Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq minutes. Et il disparut par une des trois sorties qui donnaient dans ce cabinet. Une odeur étrange, particulière, inexprimable, l'odeur des salles de rédaction, flottait dans ce lieu. I 9 Bel-Ami Duroy demeurait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrés par une porte et partis par l'autre avant qu'il eût le temps de les regarder. C'étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes, l'air affairé, et tenant à la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course ; tantôt des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile tachée d'encre laissait voir un col de chemise bien blanc et un pantalon de drap pareil à celui des gens du monde ; et ils portaient avec précaution des bandes de papier imprimé, des épreuves fraîches, tout humides. Quelquefois un petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance trop apparente, la taille trop serrée dans la redingote, la jambe trop moulée sous l'étoffe, le pied étreint dans un soulier trop pointu, quelque reporter mondain apportant les échos de la soirée. D'autres encore arrivaient, graves, importants, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, comme si cette forme les eût distingués du reste des hommes. Forestier reparut tenant par le bras un grand garçon maigre, de trente à quarante ans, en habit noir et en cravate blanche, très brun, la moustache roulée en pointes aiguës, et qui avait l'air insolent et content de lui. Forestier lui dit : « Adieu, cher maître. » L'autre lui serra la main : « Au revoir, mon cher », et il descendit l'escalier en sifflotant, la canne sous le bras. Duroy demanda : - Qui est-ce ? - C'est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur, le duelliste. Il vient de corriger ses épreuves. Garin, Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d'esprit et d'actualité que nous ayons à Paris. Il gagne ici trente mille francs par an pour deux articles par semaine. Et comme ils s'en allaient, ils rencontrèrent un petit homme à longs cheveux, gros, d'aspect malpropre, qui montait les marches en soufflant. Forestier salua très bas. - Norbert de Varenne, dit-il, le poète, l'auteur des Soleils morts, encore un homme dans les grands prix. Chaque conte qu'il nous donne coûte trois cents francs, et les plus longs n'ont pas deux cents lignes. Mais entrons au Napolitain, je commence à crever de soif. I 10 Bel-Ami D ès qu'ils furent assis devant la table du café, Forestier cria : « Deux bocks ! » et il avala le sien d'un seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à lentes gorgées, la savourant et la dégustant, comme une chose précieuse et rare. Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout à coup : - Pourquoi n'essaierais-tu pas du journalisme ? L'autre, surpris, le regarda ; puis il dit : - Mais... c'est que... je n'ai jamais rien écrit. - Bah ! on essaie, on commence. Moi, je pourrais t'employer à aller me chercher des renseignements, à faire des démarches et des visites. Tu aurais, au début, deux cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que j'en parle au directeur ? - Mais certainement que je veux bien, - Alors, fais une chose, viens dîner chez moi demain ; j'ai cinq ou six personnes seulement, le patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. Est-ce entendu ? Duroy hésitait, rougissant, perplexe. Il murmura enfin : - C'est que... je n'ai pas de tenue convenable. Forestier fut stupéfait : - Tu n'as pas d'habit ? Bigre ! en voilà une chose indispensable pourtant. À Paris, vois-tu, il vaudrait mieux n'avoir pas de lit que pas d'habit. Puis, tout à coup, fouillant dans la poche de son gilet, il en tira une pincée d'or, prit deux louis, les posa devant son ancien camarade, et, d'un ton cordial et familier : - Tu me rendras ça quand tu pourras. Loue ou achète au mois, en donnant un acompte, les vêtements qu'il te faut ; enfin arrange-toi, mais viens dîner à la maison, demain, sept heures et demie, 17, rue Fontaine. Duroy, troublé, ramassait l'argent en balbutiant : - Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois certain que je n'oublierai pas... L'autre l'interrompit : - Allons, c'est bon. Encore un bock, n'est-ce pas ? Et il cria : Garçon, deux bocks ! I 11 Bel-Ami Puis, quand ils les eurent bus, le journaliste demanda : - Veux-tu flâner un peu, pendant une heure ? - Mais certainement. Et ils se remirent en marche vers la Madeleine. - Qu'est-ce que nous ferions bien ? demanda Forestier. On prétend qu'à Paris un flâneur peut toujours s'occuper ; ça n'est pas vrai. Moi, quand je veux flâner, le soir, je ne sais jamais où aller. Un tour au Bois n'est amusant qu'avec une femme, et on n'en a pas toujours une sous la main ; les cafés-concerts peuvent distraire mon pharmacien et son épouse, mais pas moi. Alors, quoi faire ? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin d'été, comme le parc Monceau, ouvert la nuit, où on entendrait de la très bonne musique en buvant des choses fraîches sous les arbres. Ce ne serait pas un lieu de plaisir, mais un lieu de flâne ; et on paierait cher pour entrer, afin d'attirer les jolies dames. On pourrait marcher dans des allées bien sablées, éclairées à la lumière électrique, et s'asseoir quand on voudrait pour écouter la musique de près ou de loin. Nous avons eu à peu près ça autrefois chez Musard, mais avec un goût de bastringue et trop d'airs de danse, pas assez d'étendue, pas assez d'ombre, pas assez de sombre. Il faudrait un très beau jardin, très vaste. Ce serait charmant. Où veux-tu aller ? Duroy, perplexe, ne savait que dire ; enfin, il se décida : - Je ne connais pas les Folies-Bergère. J'y ferais volontiers un tour. Son compagnon s'écria : - Les Folies-Bergère, bigre ? nous y cuirons comme dans une rôtissoire. Enfin, soit, c'est toujours drôle. Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre. La façade illuminée de l'établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie. Forestier entrait, Duroy l'arrêta : - Nous oublions de passer au guichet. L'autre répondit d'un ton important : - Avec moi on ne paie pas. I 12 Bel-Ami Quand il s'approcha du contrôle, les trois contrôleurs le saluèrent. Celui du milieu lui tendit la main. Le journaliste demanda : - Avez-vous une bonne loge ? - Mais certainement, monsieur Forestier. Il prit le coupon qu'on lui tendait, poussa la porte matelassée, à battants garnis de cuir ; et ils se trouvèrent dans la salle. Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un très fin brouillard, les parties lointaines, la scène et l'autre côté du théâtre. Et s'élevant sans cesse, en minces filets blanchâtres, de tous les cigares et de toutes les cigarettes que fumaient tous ces gens, cette brume légère montait toujours, s'accumulait au plafond, et formait, sous le large dôme, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier chargée de spectateurs, un ciel ennuagé de fumée. Dans le vaste corridor d'entrée qui mène à la promenade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de boissons et d'amour. Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos et les visages des passants. Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en homme qui a droit à la considération. Il s'approcha d'une ouvreuse. - La loge dix-sept ? dit-il. - Par ici, monsieur. Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu'on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s'assirent : et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine. Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, I 13 Bel-Ami un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze. Le grand s'avançait d'abord, à pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un baiser. On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes ; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant ; et sa figure semblait celle d'un garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il atteignait le trapèze d'un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancée ; ou bien, les bras raides, le corps droit, il se tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, attaché seulement à la barre fixe par la force des poignets. Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l'orchestre, et allait se coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe. Le second, moins haut, plus trapu, s'avançait à son tour et répétait le même exercice, que le dernier recommençait encore, au milieu de la faveur plus marquée du public. Mais Duroy ne s'occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d'hommes et de prostituées. Forestier lui dit : « Remarque donc l'orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers ; quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ? Observe-les. Il y a de tout, de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l'Opéra avant d'entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d'hommes suspects qui défient l'analyse. Quant aux femmes, rien qu'une marque : la soupeuse de l'Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l'étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six ans ; on les voit tous les soirs, toute l'année, aux I 14 Bel-Ami m êmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint-Lazare ou à Lourcine. » Duroy n'écoutait plus. Une de ces femmes, s'étant accoudée à leur loge, le regardait. C'était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l'oeil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d'ardent, d'outré, mais qui allumait le désir cependant. Elle appela, d'un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d'une voix assez forte pour être entendue : - Tiens, v'là un joli garçon : s'il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non. Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de Duroy : - C'est pour toi, ça : tu as du succès, mon cher. Mes compliments. L'ancien sous-off avait rougi ; et il tâtait, d'un mouvement machinal du doigt, les deux pièces d'or dans la poche de son gilet. Le rideau s'était baissé ; l'orchestre maintenant jouait une valse. Duroy dit : - Si nous faisions un tour dans la galerie ? - Comme tu voudras. Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés, ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d'hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent été bien chez elles, bien à l'aise, à la façon des poissons dans l'eau, au milieu de ce flot de mâles. Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l'air vicié par le tabac, par l'odeur humaine et les parfums des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait. - Allons au jardin, dit-il. Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une espèce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous des ifs I 15 Bel-Ami et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc. - Encore un bock ? demanda Forestier. - Oui, volontiers. Ils s'assirent en regardant passer le public. De temps en temps, une rôdeuse s'arrêtait, puis demandait avec un sourire banal : « M'offrez-vous quelque chose, monsieur ? » Et comme Forestier répondait : « Un verre d'eau à la fontaine », elle s'éloignait en murmurant : « Va donc, mufle ! » Mais la grosse brune qui s'était appuyée tout à l'heure derrière la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties. Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit déjà des choses intimes et secrètes ; et, prenant une chaise, elle s'assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d'une voix claire : « Garçon, deux grenadines ! » Forestier, surpris, prononça : - Tu ne te gênes pas, toi ! Elle répondit : - C'est ton ami qui me séduit. C'est vraiment un joli garçon. Je crois qu'il me ferait faire des folies ! Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il retroussait sa moustache frisée en souriant d'une façon niaise. Le garçon apporta les sirops, que les femmes burent d'un seul trait ; puis elles se levèrent, et la brune, avec un petit salut amical de la tête et un léger coup d'éventail sur le bras, dit à Duroy : « Merci, mon chat. Tu n'as pas la parole facile. » Et elles partirent en balançant leur croupe. Alors Forestier se mit à rire : - Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui pensent tout haut : c'est encore I 16 Bel-Ami par elles qu'on arrive le plus vite. Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il demanda : - Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais rentrer, j'en ai assez. L'autre murmura : - Oui, je reste encore un peu. Il n'est pas tard. Forestier se leva : - Eh bien ! adieu, alors. À demain. N'oublie pas ? 17, rue Fontaine, sept heures et demie. - C'est entendu ; à demain. Merci. Ils se serrèrent la main, et le journaliste s'éloigna. Dès qu'il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces d'or dans sa poche ; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu'il fouillait de l'oeil. Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes, à travers la cohue des hommes. Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n'osa plus. La brune lui dit : - As-tu retrouvé ta langue ? Il balbutia : « Parbleu », sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole. Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d'eux. Alors, tout à coup, elle demanda : - Viens-tu chez moi ? Et lui, frémissant de convoitise, répondit brutalement. - Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche. Elle sourit avec indifférence : - Ça ne fait rien. Et elle prit son bras en signe de possession. Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain. I 17 II - Monsieur Forestier, s'il vous plaît ? - Au troisième, la porte à gauche. Le concierge avait répondu cela d'une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l'escalier. Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de sa toilette l'inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince ce cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la moins abîmée. Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste pour la taille. Il montait lentement les marches, le coeur battant, l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'aurait cru. N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'affolait à l'idée d'être grotesque. Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la glace, il ne s'était pas même reconnu ; il s'était pris pour un autre, pour un homme du monde, II 18 Bel-Ami qu'il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d'oeil. Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant. Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l'oeil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu'on les admire et qu'on les désire. Une porte s'ouvrit dans l'escalier. Il eut peur d'être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d'avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami. En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna. La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d'où lui venait cette vague émotion : d'une inconsciente comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches : - Qui dois-je annoncer ? Et il jeta le nom derrière une porte soulevée, dans un salon où il fallait entrer. Mais Duroy, tout à coup perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son premier pas dans l'existence attendue, rêvée. Il s'avança, pourtant. Une jeune femme blonde était debout qui l'attendait, toute seule, dans une grande pièce bien éclairée et pleine d'arbustes, II 19 Bel-Ami comme une serre. Il s'arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle était cette dame qui souriait ? Puis il se souvint que Forestier était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l'effarer. Il balbutia : - Madame, je suis... Elle lui tendit la main : - Je le sais, monsieur. Charles m'a raconté votre rencontre d'hier soir, et je suis très heureuse qu'il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd'hui. Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire ; et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé. Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison pour expliquer les négligences de sa toilette ; mais il ne trouva rien, et n'osa pas toucher à ce sujet difficile. Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui désignait, et quand il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, étreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnés le soutenaient délicatement, il lui sembla qu'il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait possession de quelque chose de délicieux, qu'il devenait quelqu'un, qu'il était sauvé ; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l'avaient point quitté. Elle était vêtue d'une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse. La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond au-dessus du cou. Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait sans qu'il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la veille aux Folies-Bergère. Elle avait les yeux gris, d'un gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice. C'était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce particulière, II 20 Bel-Ami s emble avoir une signification, dont chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose. Après un court silence, elle lui demanda : - Vous êtes depuis longtemps à Paris ? Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui : - Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m'a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme. Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix : - Je sais. Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça : - Mme de Marelle. C'était une petite brune, de celles qu'on appelle des brunettes. Elle entra d'une allure alerte ; elle semblait dessinée, moulée des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple. Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs, attirait l'oeil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la note vive et brusque qu'il fallait. Une fillette en robe courte la suivait. Mme Forestier s'élança : - Bonjour, Clotilde. - Bonjour, Madeleine. Elles s'embrassèrent. Puis l'enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en prononçant : - Bonjour, cousine. Mme Forestier la baisa ; puis fit les présentations : - M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles. » Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente. Elle ajouta : - Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. C'est entendu, n'est-ce pas ? Le jeune homme s'inclina. Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, II 21 Bel-Ami p arut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d'allure grave. M. Walter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif et méridional, directeur de La Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom. Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d'habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu'aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche. Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa première sortie. Il s'avança avec des grâces de vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier, mit un baiser sur son poignet. Dans le mouvement qu'il fit en se baissant, sa longue chevelure se répandit comme de l'eau sur le bras nu de la jeune femme. Et Forestier entra à son tour en s'excusant d'être en retard. Mais il avait été retenu au journal par l'affaire Morel. M. Morel, député radical, venait d'adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l'Algérie. Le domestique cria : « Madame est servie ! » Et on passa dans la salle à manger. Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un légèrement teinté de bleu. Que pouvait-on boire dans celui-là ? On ne dit rien pendant qu'on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda : « Avez-vous lu ce procès Gauthier ? Quelle drôle de chose ! » Et on discuta sur le cas d'adultère compliqué de chantage. On n'en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d'une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. On ne s'indignait pas, on ne s'étonnait pas des faits ; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. II 22 Bel-Ami On tâchait d'expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d'un état d'esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Et d'autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur valeur, avec ce coup d'oeil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne, comme on examine, comme on retourne et comme on pèse, chez les commerçants, les objets qu'on va livrer au public. Puis il fut question d'un duel, et Jacques Rival prit la parole. Cela lui appartenait : personne autre ne pouvait traiter cette affaire. Duroy n'osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant tenu par un fil d'or pendait au bas de l'oreille, comme une goutte d'eau qui aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant. Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la servait. L'enfant, plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la tête : « Vous êtes bien aimable, monsieur », et elle écoutait les grandes personnes d'un petit air réfléchi. Le dîner était fort bon, et chacun s'extasiait. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considérait d'un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les mets qu'on lui présentait. Norbert de Varenne lui tenait tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise. Forestier, souriant et sérieux, surveillait, échangeait avec sa femme des regards d'intelligence, à la façon de compères accomplissant ensemble une besogne difficile et qui marche à souhait. Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient. De moment en moment, le domestique murmurait à l'oreille des convives : « Corton Château-Laroze ? » II 23 Bel-Ami Duroy avait trouvé le Corton de son goût et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d'âme. Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d'être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions. Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idées les unes aux autres, sautant d'un sujet à l'autre sur un mot, un rien, après avoir fait le tour des événements du jour et avoir effleuré, en passant, mille questions, revint à la grande interpellation de M. Morel sur la colonisation de l'Algérie. M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain. Jacques Rival réclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordées à tous les officiers après trente années de service colonial. - De cette façon, disait-il, vous créerez une société énergique, ayant appris depuis longtemps à connaître et à aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes ces graves questions locales auxquelles se heurtent infailliblement les nouveaux venus. Norbert de Varenne l'interrompit : - Oui... ils sauront tout, excepté l'agriculture. Ils parleront l'arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront même forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde. Les hommes intelligents s'y feront une place, les autres succomberont. C'est la loi sociale. Un léger silence suivit. On souriait. Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris par le son de sa voix, comme s'il ne s'était jamais entendu parler : - Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu'en France, et sont achetées, comme II 24 Bel-Ami placements de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau. Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda : - Vous connaissez l'Algérie, monsieur ? Il répondit : - Oui, monsieur, j'y suis resté vingt-huit mois, et j'ai séjourné dans les trois provinces. Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l'interrogea sur un détail de moeurs qu'il tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la partie la plus desséchée de cette région brûlante. Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il raconta les moeurs de ce singulier pays, où les gouttes d'eau ont la valeur de l'or, où chaque habitant est tenu à tous les services publics, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés. Il parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par le vin et par le désir de plaire ; il raconta des anecdotes de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement désolées sous la flamme dévorante du soleil. Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. Mme Walter murmura de sa voix lente : - Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d'articles. Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous. Forestier saisit le moment : - Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l'adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, je n'ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre. II 25 Bel-Ami Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : - Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S'il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça. Puis, après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme : Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l'Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l'heure. C'est d'actualité, tout à fait d'actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu'on discute à la Chambre, afin d'amorcer le public. Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu'elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses paroles : - Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d'un chasseur d'Afrique ; n'est-ce pas, monsieur Norbert ? Le vieux poète, arrivé tard à la renommée, détestait et redoutait les nouveaux venus. Il répondit d'un air sec : - Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la note, car c'est là la grande difficulté ; la note juste, ce qu'en musique on appelle le ton. Mme Forestier couvrait Duroy d'un regard protecteur et souriant, d'un regard de connaisseur qui semblait dire : « Toi, tu arriveras. » Mme de Marelle s'était, à plusieurs reprises, tournée vers lui, et le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d'eau allait se détacher et tomber. La petite fille demeurait immobile et grave, la tête baissée sur son assiette. Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg ; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter : - À la longue prospérité de La Vie Française ! Tout le monde s'inclina vers le patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d'un trait. Il aurait vidé de même une barrique entière, lui semblait-il ; il aurait mangé un boeuf, étranglé un lion. II 26 Bel-Ami Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l'esprit une résolution invincible et une espérance infinie. Il était chez lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait d'y prendre position, d'y conquérir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa voisine : - Vous avez, madame, les plus jolies boucles d'oreilles que j'aie jamais vues. Elle se tourna vers lui en souriant : - C'est une idée à moi de pendre des diamants comme ça, simplement au bout du fil. On dirait vraiment de la rosée, n'est-ce pas ? Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire une sottise : - C'est charmant... mais l'oreille aussi fait valoir la chose. Elle le remercia d'un regard, d'un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu'au coeur. Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les yeux de Mme Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement. Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu'à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre. Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin. En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pénétrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de la pièce, montaient jusqu'au plafond, puis s'élargissaient en jets d'eau. Des deux côtés de la cheminée, des caoutchoucs, ronds comme des colonnes, étageaient l'une sur l'autre leurs longues feuilles d'un vert sombre, et sur le piano deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, II 27 Bel-Ami l 'un tout rose et l'autre tout blanc, avaient l'air de plantes factices, invraisemblables, trop belles pour être vraies. L'air était frais et pénétré d'un parfum vague, doux, qu'on n'aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom. Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec attention l'appartement. Il n'était pas grand ; rien n'attirait le regard en dehors des arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ; mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse. Les murs étaient tendus avec une étoffe ancienne d'un violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches. Des portières en drap bleu-gris, en drap de soldat, ou l'on avait brodé quelques oeillets de soie rouge, retombaient sur les portes ; et les sièges, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, éparpillés au hasard dans l'appartement, chaises longues, fauteuils énormes ou minuscules, poufs et tabourets, étaient couverts de soie Louis XVI ou du beau velours d'Utrecht, fond crème, à dessin grenat. - Prenez-vous du café, monsieur Duroy ? Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre. - Oui, madame, je vous remercie. Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein d'angoisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix : - Faites donc votre cour à Mme Walter. Puis elle s'éloigna avant qu'il eût pu répondre un mot. Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber sur le tapis ; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d'entamer une conversation. Tout à coup il s'aperçut qu'elle tenait à la main sa tasse vide ; et, comme elle se trouvait loin d'une table, elle ne savait où la poser. Il s'élança. - Permettez, madame. II 28 Bel-Ami - Merci, monsieur. Il emporta la tasse, puis il revint : - Si vous saviez, madame, quels bons moments m'a fait passer La Vie Française quand j'étais là-bas dans le désert. C'est vraiment le seul journal qu'on puisse lire hors de France, parce qu'il est plus littéraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve de tout là-dedans. Elle sourit avec une indifférence aimable, et répondit gravement : - M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal, qui répondait à un besoin nouveau. Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache. Elle s'ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie, d'un blond teinté de roux avec une nuance plus pâle dans les poils hérissés des bouts. Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l'esprit. Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy s'éloigna par discrétion. Mme de Marelle, qui venait de causer avec Forestier, l'appela : « Eh bien ! monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme ? » Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu'il venait d'avoir avec Mme Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s'y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu'il venait d'entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme pour donner à ce qu'il disait un sens profond. Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d'intimité. Il s'exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu'il valait, et les retards qu'il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée. II 29 Bel-Ami Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appela : « Laurine ! » et la petite fille s'en vint. - Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre. Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère. Il demanda d'un ton galant et paternel : - Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? L'enfant leva les yeux sur lui d'un air surpris. Mme de Marelle dit en riant : - Réponds : « Je veux bien, monsieur, pour aujourd'hui ; mais ce ne sera pas toujours comme ça. » Duroy, s'asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de l'enfant. La mère s'étonna : - Tiens, elle ne s'est pas sauvée ; c'est stupéfiant. Elle ne se laisse d'ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy. Il rougit, sans répondre, et d'un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe. Mme Forestier s'approcha, et, poussant un cri d'étonnement : - Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle ! Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son oeuvre de conquête commencée. Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression ; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts ; celle du père Walter, froide et molle, sans énergie, sans expression ; celle de Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-voix : - Demain, trois heures, n'oublie pas. - Oh ! non, ne crains rien. II 30 Bel-Ami Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s'élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup, il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s'arrêta net, honteux comme s'il venait d'être surpris en faute. Puis il se regarda longuement, émerveillé d'être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance ; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages. II 31 III Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu'il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d'aller devant lui en songeant à l'avenir et en respirant l'air doux de la nuit ; mais la pensée de la série d'articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail. Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu'à la rue Boursault qu'il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l'escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écoeurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu'aucun courant d'air n'eût pu chasser de ce logis, l'emplissait du haut en bas. La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l'immense tranchée du chemin de fer de l'Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s'accouda sur l'appui de fer rouillé. Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l'air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d'autres, et encore d'autres, encore plus loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du côté d'Asnières. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d'eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut, courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s'engouffrer sous le tunnel. III 32 Bel-Ami Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa lumière sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il s'aperçut qu'il n'avait chez lui qu'un cahier de papier à lettres. Tant pis, il l'utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l'encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture : Souvenirs d'un chasseur d'Afrique. Puis il chercha le commencement de la première phrase. Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le carré blanc déployé devant lui. Qu'allait-il dire ? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu'il avait raconté tout à l'heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout à coup il pensa : « Il faut que je débute par mon départ. » Et il écrivit : C'était en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France épuisée se reposait après les catastrophes de l'année terrible... Et il s'arrêta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son voyage, ses premières émotions. Après dix minutes de réflexions il se décida à remettre au lendemain la page préparatoire du début, et à faire tout de suite une description d'Alger. Et il traça sur son papier : Alger est une ville toute blanche... sans parvenir à énoncer autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringolant, comme une cascade de maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu'il avait vu, ce qu'il avait senti. Après un grand effort, il ajouta : Elle est habitée en partie par des Arabes... Puis il jeta sa plume sur la table et se leva. Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait fait un creux, il aperçut ses habits de tous les jours jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains comme des hardes de la morgue. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir l'aumône. Ses murs, tendus d'un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n'aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d'huile, bouts de doigts graissés de III 33 Bel-Ami pommade ou écume de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris. Et une exaspération le souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu'il fallait sortir de là, tout de suite, qu'il fallait en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse. Une ardeur de travail l'ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommença à chercher des phrases pour bien raconter la physionomie étrange et charmante d'Alger, cette antichambre de l'Afrique mystérieuse et profonde, l'Afrique des Arabes vagabonds et des nègres inconnus, l'Afrique inexplorée et tentante, dont on nous montre parfois, dans les jardins publics, les bêtes invraisemblables qui semblent créées pour des contes de fées, les autruches, ces poules extravagantes, les gazelles, ces chèvres divines, les girafes surprenantes et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames monstrueux, les rhinocéros informes, et les gorilles, ces frères effrayants de l'homme. Il sentait vaguement des pensées lui venir ; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots écrits. Et son impuissance l'enfiévrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes. Et ses yeux étant tombés sur la note de sa blanchisseuse, montée, le soir même, par le concierge, il fut saisi brusquement par un désespoir éperdu. Toute sa joie disparut en une seconde avec sa confiance en lui et sa foi dans l'avenir. C'était fini ; tout était fini, il ne ferait rien ; il ne serait rien ; il se sentait vide, incapable, inutile, condamné. Et il retourna s'accouder à la fenêtre, juste au moment où un train sortait du tunnel avec un bruit subit et violent. Il s'en allait là-bas, à travers les champs et les plaines, vers la mer. Et le souvenir de ses parents entra au coeur de Duroy. Il allait passer près d'eux, ce convoi, à quelques lieues seulement de leur maison. Il la revit, la petite maison, au haut de la côte, dominant Rouen et l'immense vallée de la Seine, à l'entrée du village de Canteleu. Son père et sa mère tenaient un petit cabaret, une guinguette où les bourgeois des faubourgs venaient déjeuner le dimanche : À la Belle-Vue. Ils avaient voulu faire de leur fils un monsieur et l'avaient mis au collège. III 34 Bel-Ami Ses études finies et son baccalauréat manqué, il était parti pour le service avec l'intention de devenir officier, colonel, général. Mais dégoûté de l'état militaire bien avant d'avoir fini ses cinq années, il avait rêvé de faire fortune à Paris. Il y était venu, son temps expiré, malgré les prières du père et de la mère, qui, leur songe envolé, voulaient le garder maintenant. À son tour, il espérait un avenir ; il entrevoyait le triomphe au moyen d'événements encore confus dans son esprit, qu'il saurait assurément faire naître et seconder. Il avait eu au régiment des succès de garnison, des bonnes fortunes faciles et même des aventures dans un monde plus élevé, ayant séduit la fille d'un percepteur, qui voulait tout quitter pour le suivre, et la femme d'un avoué, qui avait tenté de se noyer par désespoir d'être délaissée. Ses camarades disaient de lui : « C'est un malin, c'est un roublard, c'est un débrouillard qui saura se tirer d'affaire. » Et il s'était promis en effet d'être un malin, un roublard et un débrouillard. Sa conscience native de Normand, frottée par la pratique quotidienne de l'existence de garnison, distendue par les exemples de maraudages en Afrique, de bénefs illicites, de supercheries suspectes, fouettée aussi par les idées d'honneur qui ont cours dans l'armée, par les bravades militaires, les sentiments patriotiques, les histoires magnanimes racontées entre sous-offs et par la gloriole du métier, était devenue une sorte de boîte à triple fond où l'on trouvait de tout. Mais le désir d'arriver y régnait en maître. Il s'était remis, sans s'en apercevoir, à rêvasser, comme il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d'amour magnifique qui l'amenait, d'un seul coup, à la réalisation de son espérance. Il épousait la fille d'un banquier ou d'un grand seigneur rencontrée dans la rue et conquise à première vue. Le sifflet strident d'une locomotive qui, sortie toute seule du tunnel, comme un gros lapin de son terrier, et courant à toute vapeur sur les rails, filait vers le garage des machines, où elle allait se reposer, le réveilla de son songe. III 35 Bel-Ami Alors, ressaisi par l'espoir confus et joyeux qui hantait toujours son esprit, il jeta, à tout hasard, un baiser dans la nuit, un baiser d'amour vers l'image de la femme attendue, un baiser de désir vers la fortune convoitée. Puis il ferma sa fenêtre et commença à se dévêtir en murmurant : « Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n'ai pas l'esprit libre ce soir. Et puis, j'ai peut-être aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces conditions-là. » Il se mit au lit, souffla la lumière, et s'endormit presque aussitôt. Il se réveilla de bonne heure, comme on s'éveille aux jours d'espérance vive ou de souci, et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fenêtre pour avaler une bonne tasse d'air frais, comme il disait. Les maisons de la rue de Rome, en face, de l'autre côté du large fossé du chemin de fer, éclatantes dans la lumière du soleil levant, semblaient peintes avec de la clarté blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux d'Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins d'Orgemont dans une brume bleuâtre et légère, semblable à un petit voile flottant et transparent qui aurait été jeté sur l'horizon. Duroy demeura quelques minutes à regarder la campagne lointaine, et il murmura : « Il ferait bougrement bon, là-bas, un jour comme ça. » Puis il songea qu'il lui fallait travailler, et tout de suite, et aussi envoyer, moyennant dix sous, le fils de sa concierge dire à son bureau qu'il était malade. Il s'assit devant sa table, trempa sa plume dans l'encrier, prit son front dans sa main et chercha des idées. Ce fut en vain. Rien ne venait. Il ne se découragea pas cependant. Il pensa : « Bah, je n'en ai pas l'habitude. C'est un métier à apprendre comme tous les métiers. Il faut qu'on m'aide les premières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes. » Et il s'habilla. Quand il fut dans la rue, il jugea qu'il était encore trop tôt pour se présenter chez son ami qui devait dormir tard. Il se promena donc, tout doucement, sous les arbres du boulevard extérieur. Il n'était pas encore neuf heures, et il gagna le parc Monceau tout frais de III 36 Bel-Ami l'humidité des arrosages. S'étant assis sur un banc, il se remit à rêver. Un jeune homme allait et venait devant lui, très élégant, attendant une femme sans doute. Elle parut, voilée, le pied rapide, et, ayant pris son bras, après une courte poignée de main, ils s'éloignèrent. Un tumultueux besoin d'amour entra au coeur de Duroy, un besoin d'amours distinguées, parfumées, délicates. Il se leva et se remit en route en songeant à Forestier. Avait-il de la chance, celui-là ! Il arriva devant sa porte au moment où son ami sortait. - Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-tu ? Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il s'en allait, balbutia : - C'est que... c'est que... je ne peux pas arriver à faire mon article, tu sais, l'article que M. Walter m'a demandé sur l'Algérie. Ça n'est pas bien étonnant, étant donné que je n'ai jamais écrit. Il faut de la pratique pour ça comme pour tout. Je m'y ferai bien vite, j'en suis sûr, mais, pour débuter, je ne sais pas comment m'y prendre. J'ai bien les idées, je les ai toutes, et je ne parviens pas à les exprimer, Il s'arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait avec malice : - Je connais ça. Duroy reprit : - Oui, ça doit arriver à tout le monde en commençant. Eh bien ! je venais... je venais te demander un coup de main... En dix minutes tu me mettrais ça sur pied, toi, tu me montrerais la tournure qu'il faut prendre. Tu me donnerais là une bonne leçon de style, et sans toi, je ne m'en tirerai pas. L'autre souriait toujours d'un air gai. Il tapa sur le bras de son ancien camarade et lui dit : - Va-t'en trouver ma femme, elle t'arrangera ton affaire aussi bien que moi. Je l'ai dressée à cette besogne-là. Moi, je n'ai pas le temps ce matin, sans quoi je l'aurais fait bien volontiers. Duroy, intimidé soudain, hésitait, n'osait point : - Mais à cette heure-ci, je ne peux pas me présenter devant elle ?... - Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la trouveras dans mon cabinet de travail, en train de mettre en ordre des notes pour moi. L'autre refusait de monter. III 37 Bel-Ami - Non... ça n'est pas possible... Forestier le prit par les épaules, le fit pivoter sur ses talons, et le poussant vers l'escalier : - Mais, va donc, grand serin, quand je te dis d'y aller. Tu ne vas pas me forcer à regrimper mes trois étages pour te présenter et expliquer ton cas. Alors Duroy se décida : - Merci, j'y vais. Je lui dirai que tu m'as forcé, absolument forcé à venir la trouver. - Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille. Surtout, n'oublie pas tantôt trois heures. - Oh ! ne crains rien. Et Forestier s'en alla de son air pressé, tandis que Duroy se mit à monter lentement, marche à marche, cherchant ce qu'il allait dire et inquiet de l'accueil qu'il recevrait. Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un tablier bleu et tenait un balai dans ses mains. - Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question. Duroy insista : - Demandez à Mme Forestier si elle peut me recevoir, et prévenez-la que je viens de la part de son mari, que j'ai rencontré dans la rue. Puis il attendit. L'homme revint, ouvrit une porte à droite, et annonça : - Madame attend monsieur. Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans une petite pièce dont les murs se trouvaient entièrement cachés par des livres bien rangés sur des planches de bois noir. Les reliures de tons différents, rouges, jaunes, vertes, violettes, et bleues, mettaient de la couleur et de la gaieté dans cet alignement monotone de volumes. Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée d'un peignoir blanc garni de dentelle ; et elle tendit sa main, montrant son bras nu dans la manche largement ouverte. - Déjà ? dit-elle ; puis elle reprit : Ce n'est point un reproche, c'est une simple question. Il balbutia : - Oh ! madame, je ne voulais pas monter ; mais votre mari, que j'ai III 38 Bel-Ami rencontré en bas, m'y a forcé. Je suis tellement confus que je n'ose pas dire ce qui m'amène. Elle montrait un siège : - Asseyez-vous et parlez. Elle maniait entre deux doigts une plume d'oie en la tournant agilement ; et, devant elle, une grande page de papier demeurait écrite à moitié, interrompue à l'arrivée du jeune homme. Elle avait l'air chez elle devant cette table de travail, à l'aise comme dans son salon, occupée à sa besogne ordinaire. Un parfum léger s'envolait du peignoir, le parfum frais de la toilette récente. Et Duroy cherchait à deviner, croyait voir le corps jeune et clair, gras et chaud, doucement enveloppé dans l'étoffe moelleuse. Elle reprit, comme il ne parlait pas : - Eh bien ! dites, qu'est-ce que c'est ? Il murmura, en hésitant : - Voilà... mais vraiment... je n'ose pas... C'est que j'ai travaillé hier soir très tard... et ce matin... très tôt... pour faire cet article sur l'Algérie que M. Walter m'a demandé... et je n'arrive à rien de bon... j'ai déchiré tous mes essais... Je n'ai pas l'habitude de ce travail-là, moi ; et je venais demander à Forestier de m'aider... pour une fois... Elle l'interrompit, en riant de tout son coeur, heureuse, joyeuse et flattée : - Et il vous a dit de venir me trouver ?... C'est gentil ça... - Oui, madame. Il m'a dit que vous me tireriez d'embarras mieux que lui... Mais, moi, je n'osais pas, je ne voulais pas. Vous comprenez ? Elle se leva : - Ça va être charmant de collaborer comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal. Et nous allons vous tourner un article, mais là, un article à succès. Il s'assit, prit une plume, étala devant lui une feuille de papier et attendit. Mme Forestier, restée debout, le regardait faire ses préparatifs ; puis elle atteignit une cigarette sur la cheminée et l'alluma : - Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle. Voyons, qu'allez-vous III 39 Bel-Ami raconter ? Il leva la tête vers elle avec étonnement. - Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis venu vous trouver pour ça. Elle reprit : - Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il me faut le plat. Il demeurait embarrassé ; enfin il prononça avec hésitation : - Je voudrais raconter mon voyage depuis le commencement... Alors elle s'assit, en face de lui, de l'autre côté de la grande table, et le regardant dans les yeux : - Eh bien ! racontez-le-moi d'abord, pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu'il faut prendre. Mais comme il ne savait par où commencer, elle se mit à l'interroger comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient des détails oubliés, des personnages rencontrés, des figures seulement aperçues. Quand elle l'eut contraint à parler ainsi pendant un petit quart d'heure, elle l'interrompit tout à coup : - Maintenant, nous allons commencer. D'abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d'être naturel et drôle, si nous pouvons. Commencez : Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c'est que l'Algérie, tu le sauras. Je vais t'envoyer, n'ayant rien à faire dans la petite case de boue sèche qui me sert d'habitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, heure par heure. Ce sera un peu vif quelquefois, tant pis, tu n'es pas obligé de le montrer aux dames de ta connaissance... Elle s'interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de la plume d'oie sur le papier s'arrêta. - Nous continuons, dit-elle. L'Algérie est un grand pays français sur la frontière des grands pays inconnus qu'on appelle le désert, le Sahara, l'Afrique centrale, etc., etc. Alger est la porte, la porte blanche et charmante de cet étrange continent. Mais d'abord il faut y aller, ce qui n'est pas rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du III 40 Bel-Ami colonel, mais on peut être bon cavalier et mauvais marin. C'est mon cas. Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipéca ? Quand nous nous jugions mûrs pour vingt-quatre heures d'infirmerie, pays béni, nous passions à la visite. Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, les mains sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l'air, et il roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache blanche. Tu te rappelles sa prescription : « Ce soldat est atteint d'un dérangement d'estomac. Administrez-lui le vomitif n° 3 selon ma formule, puis douze heures de repos ; il ira bien. » Il était souverain, ce vomitif, souverain et irrésistible. On l'avalait donc, puisqu'il le fallait. Puis, quand on avait passé par la formule du docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de repos bien gagné. Eh bien ! mon cher, pour atteindre l'Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique. Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse de son idée. Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d'abord tout droit d'un petit trou rond au milieu de ses lèvres serrées, puis s'élargissant, s'évaporaient en laissant par places, dans l'air, des lignes grises, une sorte de brume transparente, une buée pareille à des fils d'araignée. Parfois, d'un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères et plus persistantes ; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux tronçons d'imperceptible vapeur disparaître lentement. Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée. Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventés par elle, et ébauchait une aventure III 41 Bel-Ami d'amour avec la femme d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari. Puis, s'étant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l'Algérie, qu'elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les articles suivants. Puis elle continua par une excursion dans la province d'Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles. « Il n'y a que ça qui intéresse », disait-elle. Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d'alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs. Et elle prononça d'une voix joyeuse : « La suite à demain ! » Puis, se relevant : - C'est comme ça qu'on écrit un article, mon cher monsieur. Signez, s'il vous plaît. Il hésitait. - Mais signez donc ! Alors, il se mit à rire, et écrivit au bas de la page : Georges Duroy. Elle continuait à fumer en marchant ; et il la regardait toujours, ne trouvant rien à dire pour la remercier, heureux d'être près d'elle, pénétré de reconnaissance et du bonheur sensuel de cette intimité naissante. Il lui semblait que tout ce qui l'entourait faisait partie d'elle, tout, jusqu'aux murs couverts de livres. Les sièges, les meubles, l'air où flottait l'odeur du tabac avaient quelque chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, qui venait d'elle. Brusquement elle demanda : III 42 Bel-Ami - Qu'est-ce que vous pensez de mon amie, Mme de Marelle ? Il fut surpris : - Mais... je la trouve... je la trouve très séduisante. - N'est-ce pas ? - Oui, certainement. Il avait envie d'ajouter : « Mais pas autant que vous. » Il n'osa point. Elle reprit : - Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente ! C'est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C'est pour cela que son mari ne l'aime guère. Il ne voit que le défaut et n'apprécie point les qualités. Duroy fut stupéfait d'apprendre que Mme de Marelle était mariée. C'était bien naturel, pourtant. Il demanda. - Tiens... elle est mariée ? Et qu'est-ce que fait son mari ? Mme Forestier haussa tout doucement les épaules et les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations incompréhensibles. - Oh ! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois à Paris. Ce que sa femme appelle « le service obligatoire », ou encore « la corvée de semaine », ou encore « la semaine sainte ». Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours. Duroy ne pensait plus à partir ; il lui semblait qu'il allait rester toujours, qu'il était chez lui. Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s'avança, qu'on n'avait point annoncé. Il s'arrêta en voyant un homme. Mme Forestier parut gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu'un peu de rose lui fût monté des épaules au visage : - Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste. Puis, sur un ton différent, elle annonça : Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec. III 43 Bel-Ami Les deux hommes se saluèrent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira. On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, serra la main tendue de la jeune femme, s'inclina encore devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et sérieux d'homme du monde, et il sortit tout à fait troublé, comme s'il venait de commettre une sottise. En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à l'aise, obsédé par l'obscure sensation d'un chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue ; il ne trouvait point, mais la figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse dans son souvenir. Et il s'aperçut que l'arrivée de cet inconnu, brisant un tête-à-tête charmant où son coeur s'accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et de désespérance qu'une parole entendue, une misère entrevue, les moindres choses parfois suffisent à nous donner. Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu'il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là. Il n'avait plus rien à faire jusqu'à trois heures ; et il n'était pas encore midi. Il lui restait en poche six francs cinquante : il alla déjeuner au Bouillon Duval. Puis il rôda sur le boulevard ; et comme trois heures sonnaient, il monta l'escalier-réclame de La Vie Française. Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, attendaient, tandis que, derrière une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d'arriver. La mise en scène était parfaite, pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l'allure, de la dignité, du chic, comme il convenait dans l'antichambre d'un grand journal. Duroy demanda : - M. Walter, s'il vous plaît ? L'huissier répondit : - M. le directeur est en conférence. Si monsieur veut bien s'asseoir un peu. III 44 Bel-Ami Et il indiqua le salon d'attente, déjà plein de monde. On voyait là des hommes graves, décorés, importants, et des hommes négligés au linge invisible, dont la redingote, fermée jusqu'au col, portait sur la poitrine des dessins de taches rappelant les découpures des continents et des mers sur les cartes de géographie. Trois femmes étaient mêlées à ces gens. Une d'elles était jolie, souriante, parée, et avait l'air d'une cocotte ; sa voisine, au masque tragique, ridée, parée aussi d'une façon sévère, portait ce quelque chose de fripé, d'artificiel qu'ont, en général, les anciennes actrices, une sorte de fausse jeunesse éventée, comme un parfum d'amour ranci. La troisième femme, en deuil, se tenait dans un coin, avec une allure de veuve désolée. Duroy pensa qu'elle venait demander l'aumône. Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de vingt minutes s'étaient écoulées. Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l'huissier : - M. Walter m'a donné rendez-vous à trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n'est pas ici. Alors on le fit passer par un long corridor qui l'amena dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d'une large table verte. Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il était très adroit à ce jeu et piquait à tous coups la bille énorme en buis jaune sur la petite pointe de bois. Il comptait : « Vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq. Duroy prononça : « Vingt-six. » Et son ami leva les yeux, sans arrêter le mouvement régulier de son bras. - Tiens, te voilà ! Hier, j'ai fait cinquante-sept coups de suite. Il n'y a que Saint-Potin qui soit plus fort que moi ici. As-tu vu le patron ? Il n'y a rien de plus drôle que de regarder cette vieille bedole de Norbert jouer au bilboquet. Il ouvre la bouche comme pour avaler la boule. Un des rédacteurs tourna la tête vers lui : - Dis donc, Forestier, j'en connais un à vendre, un superbe, en bois des îles. Il a appartenu à la reine d'Espagne, à ce qu'on dit. On en réclame III 45 Bel-Ami soixante francs. Ça n'est pas cher. Forestier demanda : « Où loge-t-il ? » Et comme il avait manqué son trente-septième coup, il ouvrit une armoire où Duroy aperçut une vingtaine de bilboquets superbes, rangés et numérotés comme des bibelots dans une collection. Puis ayant posé son instrument à sa place ordinaire, il répéta : - Où loge-t-il, ce joyau ? Le journaliste répondit : - Chez un marchand de billets du Vaudeville. Je t'apporterai la chose demain, si tu veux. - Oui, c'est entendu. S'il est vraiment beau, je le prends, on n'a jamais trop de bilboquets. Puis se tournant vers Duroy : - Viens avec moi, je vais t'introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu'à sept heures du soir. Ils retraversèrent le salon d'attente, où les mêmes personnes demeuraient dans le même ordre. Dès que Forestier parut, la jeune femme et la vieille actrice, se levant vivement, vinrent à lui. Il les emmena, l'une après l'autre, dans l'embrasure de la fenêtre, et, bien qu'ils prissent soin de causer à voix basse, Duroy remarqua qu'il les tutoyait l'une et l'autre. Puis, ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur. La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d'écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille. M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de joueur exercé. Norbert de Varenne écrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermés. On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des meubles, le vieux tabac et l'imprimerie ; on sentait cette odeur particulière des salles de rédaction que III 46 Bel-Ami connaissent tous les journalistes. Sur la table en bois noir aux incrustations de cuivre, un incroyable amas de papier gisait : lettres, cartes, journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimés de toute espèce. Forestier serra les mains des parieurs debout derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie ; puis, dès que le père Walter eut gagné, il présenta : - Voici mon ami Duroy. Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d'oeil glissé par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda : - M'apportez-vous mon article ? Ça irait très bien aujourd'hui, en même temps que la discussion Morel. Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre : - Voici, monsieur. Le patron parut ravi, et, souriant : - Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, Forestier ? Mais Forestier s'empressa de répondre : - Ce n'est pas la peine, monsieur Walter : j'ai fait la chronique avec lui pour lui apprendre le métier. Elle est très bonne. Et le directeur qui recevait à présent les cartes données par un grand monsieur maigre, un député du centre gauche, ajouta avec indifférence : - C'est parfait, alors. Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle partie ; et, se baissant vers son oreille : - Vous savez que vous m'avez promis d'engager Duroy pour remplacer Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux mêmes conditions ? - Oui, parfaitement. Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer. Norbert de Varenne n'avait pas levé la tête, il semblait n'avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au contraire, lui avait serré la main avec III 47 Bel-Ami u ne énergie démonstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut compter en cas d'affaire. Ils retraversèrent le salon d'attente, et comme tout le monde levait les yeux, Forestier dit à la plus jeune des femmes, assez haut pour être entendu des autres patients : - Le directeur va vous recevoir tout à l'heure. Il est en conférence en ce moment avec deux membres de la commission du budget. Puis il passa vivement, d'un air important et pressé, comme s'il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité. Dès qu'ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer et en coupant ses phrases pour compter les coups, il dit à Duroy : - Voilà. Tu viendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les courses et les visites qu'il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée, soit dans la matinée. - Un - je vais te donner d'abord une lettre d'introduction pour le chef du premier bureau de la préfecture de police - deux - qui te mettra en rapport avec un de ses employés. Et tu t'arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes - trois - du service de la préfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu t'adresseras à Saint-Potin, qui est au courant - quatre - tu le verras tout à l'heure ou demain. Il faudra surtout t'accoutumer à tirer les vers du nez des gens que je t'enverrai voir - cinq - et à pénétrer partout malgré les portes fermées - six - Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de ton cru - sept - plus deux sous la ligne également pour les articles qu'on te commandera sur des sujets divers - huit. Puis il ne fit plus attention qu'à son jeu, et il continua à compter lentement - neuf - dix - onze - douze - treize. - Il manqua le quatorzième, et, jurant : - Nom de Dieu de treize ! il me porte toujours la guigne, ce bougre-là. Je mourrai un treize certainement. Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son tour un bilboquet dans l'armoire ; c'était un tout petit homme qui avait l'air d'un enfant, bien III 48 Bel-Ami q u'il fût âgé de trente-cinq ans ; et plusieurs autres journalistes étant entrés, ils allèrent l'un après l'autre chercher le joujou qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, le dos au mur, qui lançaient en l'air, d'un mouvement pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, suivant la nature du bois. Et une lutte s'étant établie, les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent pour juger les coups. Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme à l'air enfantin, qui avait perdu, sonna le garçon de bureau et commanda : « Neuf bocks. » Et ils se remirent à jouer en attendant les rafraîchissements. Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux confrères, puis il demanda à son ami : - Que faut-il que je fasse ? L'autre répondit : - Je n'ai rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux. - Et... notre... notre article... est-ce ce soir qu'il passera ? - Oui, mais ne t'en occupe pas : je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici à trois heures, comme aujourd'hui. Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le coeur joyeux et l'esprit allègre. III 49 IV Georges Duroy dormit mal, tant l'excitait le désir de voir imprimé son article. Dès que le jour parut, il fut debout, et il rôdait dans la rue bien avant l'heure où les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque. Alors il gagna la gare Saint-Lazare, sachant bien que La Vie Française y arriverait avant de parvenir dans son quartier. Comme il était encore trop tôt, il erra sur le trottoir. Il vit arriver la marchande, qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita : c'étaient Le Figaro, le Gil-Blas, Le Gaulois, L'Événement, et deux ou trois autres feuilles du matin ; mais La Vie Française n'y était pas. Une peur le saisit. « Si on avait remis au lendemain Les souvenirs d'un chasseur d'Afrique, ou si, par hasard, la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au père Walter ? » En redescendant vers le kiosque, il s'aperçut qu'on vendait le journal, sans qu'il l'eût vu apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page. Rien. Son coeur se mit à battre ; il ouvrit la feuille, et il eut une forte émotion en lisant, au bas d'une colonne, en grosses lettres : Georges Duroy. Ça y était ! quelle joie ! Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la main, le chapeau sur le côté, avec une envie d'arrêter les passants pour leur dire : « Achetez ça, achetez ça ! Il y a un article de moi. » Il aurait voulu pouvoir crier de tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, sur les boulevards : « Lisez La Vie Française, lisez l'article de Georges Duroy : Les souvenirs d'un chasseur d'Afrique. » Et, tout à coup, il éprouva le désir de lire lui-même cet article, de le lire dans un endroit public, dans un café, bien en vue. Et il chercha un établissement qui fût déjà fréquenté. Il lui fallut marcher longtemps. Il s'assit enfin devant une espèce de marchand de vin où plusieurs IV 50 Bel-Ami consommateurs étaient déjà installés, et il demanda : « Un rhum », comme il aurait demandé : « Une absinthe », sans songer à l'heure. Puis il appela : - Garçon, donnez-moi La Vie Française. Un homme à tablier blanc accourut : - Nous ne l'avons pas, monsieur, nous ne recevons que Le Rappel, Le Siècle, La Lanterne et Le Petit Parisien. Duroy déclara, d'un ton furieux et indigné : - En voilà une boîte ! Alors, allez me l'acheter. Le garçon y courut, la rapporta. Duroy se mit à lire son article ; et plusieurs fois il dit, tout haut : « Très bien, très bien ! » pour attirer l'attention des voisins et leur inspirer le désir de savoir ce qu'il y avait dans cette feuille. Puis il la laissa sur la table en s'en allant. Le patron s'en aperçut, le rappela : - Monsieur, monsieur, vous oubliez votre journal ! Et Duroy répondit : - Je vous le laisse, je l'ai lu. Il y a d'ailleurs aujourd'hui, dedans, une chose très intéressante. Il ne désigna pas la chose, mais il vit, en s'en allant, un de ses voisins prendre La Vie Française sur la table où il l'avait laissée. Il pensa : « Que vais-je faire maintenant ? » Et il se décida à aller à son bureau toucher son mois et donner sa démission. Il tressaillait d'avance de plaisir à la pensée de la tête que feraient son chef et ses collègues. L'idée de l'effarement du chef, surtout, le ravissait. Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf heures et demie, la caisse n'ouvrant qu'à dix heures. Son bureau était une grande pièce sombre, où il fallait tenir le gaz allumé presque tout le jour en hiver. Elle donnait sur une cour étroite, en face d'autres bureaux. Ils étaient huit employés là-dedans, plus un sous-chef dans un coin, caché derrière un paravent. Duroy alla d'abord chercher ses cent dix-huit francs vingt-cinq centimes, enfermés dans une enveloppe jaune et déposés dans le tiroir du commis chargé des paiements, puis il pénétra d'un air vainqueur dans la vaste salle de travail où il avait déjà passé tant de jours. Dès qu'il fut entré, le sous-chef, M. Potel, l'appela : IV 51 Bel-Ami - Ah ! c'est vous, monsieur Duroy ? Le chef vous a déjà demandé plusieurs fois. Vous savez qu'il n'admet pas qu'on soit malade deux jours de suite sans attestation du médecin. Duroy, qui se tenait debout au milieu du bureau, préparant son effet, répondit d'une voix forte : - Je m'en fiche un peu, par exemple ! Il y eut parmi les employés un mouvement de stupéfaction, et la tête de M. Potel apparut, effarée, au-dessus du paravent qui l'enfermait comme une boîte. Il se barricadait là-dedans, par crainte des courants d'air, car il était rhumatisant. Il avait seulement percé deux trous dans le papier pour surveiller son personnel. On entendait voler les mouches. Le sous-chef, enfin, demanda avec hésitation : - Vous avez dit ? - J'ai dit que je m'en fichais un peu. Je ne viens aujourd'hui que pour donner ma démission. Je suis entré comme rédacteur à La Vie Française avec cinq cents francs par mois, plus les lignes. J'y ai même débuté ce matin. Il s'était pourtant promis de faire durer le plaisir, mais il n'avait pu résister à l'envie de tout lâcher d'un seul coup. L'effet, du reste, était complet. Personne ne bougeait. Alors Duroy déclara : - Je vais prévenir M. Perthuis, puis je viendrai vous faire mes adieux. Et il sortit pour aller trouver le chef, qui s'écria en l'apercevant : - Ah ! vous voilà. Vous savez que je ne veux pas... L'employé lui coupa la parole : - Ce n'est pas la peine de gueuler comme ça... M. Perthuis, un gros homme rouge comme une crête de coq, demeura suffoqué par la surprise. Duroy reprit : - J'en ai assez de votre boutique. J'ai débuté ce matin dans le journalisme, où on me fait une très belle position. J'ai bien l'honneur de vous saluer. Et il sortit. Il était vengé. IV 52 Bel-Ami Il alla en effet serrer la main de ses anciens collègues, qui osaient à peine lui parler, par peur de se compromettre, car on avait entendu sa conversation avec le chef, la porte étant restée ouverte. Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans sa poche. Il se paya un déjeuner succulent dans un bon restaurant à prix modérés qu'il connaissait ; puis, ayant encore acheté et laissé La Vie Française sur la table où il avait mangé, il pénétra dans plusieurs magasins où il acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer chez lui et donner son nom : Georges Duroy. Il ajoutait : « Je suis rédacteur de La Vie Française. Puis il indiquait la rue et le numéro, en ayant soin de stipuler : « Vous laisserez chez le concierge. » Comme il avait encore du temps, il entra chez un lithographe qui fabriquait des cartes de visite à la minute, sous les yeux des passants ; et il s'en fit faire immédiatement une centaine, qui portaient, imprimée sous son nom, sa nouvelle qualité. Puis il se rendit au journal. Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un inférieur : - Ah ! te voilà, très bien. J'ai justement plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix minutes. Je vais d'abord finir ma besogne. Et il continua une lettre commencée. À l'autre bout de la grande table, un petit homme très pâle, bouffi, très gras, chauve, avec un crâne tout blanc et luisant, écrivait, le nez sur son papier, par suite d'une myopie excessive. Forestier lui demanda : - Dis donc, Saint-Potin, à quelle heure vas-tu interviewer nos gens ? - À quatre heures. - Tu emmèneras avec toi le jeune Duroy ici présent, et tu lui dévoileras les arcanes du métier. - C'est entendu. Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta : - As-tu apporté la suite sur l'Algérie ? Le début de ce matin a eu beaucoup de succès. IV 53 Bel-Ami Duroy, interdit, balbutia : - Non, j'avais cru avoir le temps dans l'après-midi, j'ai eu un tas de choses à faire, je n'ai pas pu... L'autre leva les épaules d'un air mécontent : - Si tu n'es pas plus exact que ça, tu rateras ton avenir, toi. Le père Walter comptait sur ta copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si tu crois que tu seras payé pour ne rien faire, tu te trompes. Puis, après un silence, il ajouta : - On doit battre le fer quand il est chaud, que diable ! Saint-Potin se leva : - Je suis prêt, dit-il. Alors Forestier, se renversant sur sa chaise, prit une pose presque solennelle pour donner ses instructions, et, se tournant vers Duroy : - Voilà. Nous avons à Paris depuis deux jours le général chinois Li-Theng-Fao, descendu au Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao Pali, descendu à l'hôtel Bristol. Vous allez leur prendre une conversation. Puis, se tournant vers Saint-Potin : - N'oublie point les principaux points que je t'ai indiqués. Demande au général et au rajah leur opinion sur les menées de l'Angleterre dans l'Extrême-Orient, leurs idées sur son système de colonisation et de domination, leurs espérances relatives à l'intervention de l'Europe, et de la France en particulier, dans leurs affaires. Il se tut, puis il ajouta, parlant à la cantonade : Il sera on ne peut plus intéressant pour nos lecteurs de savoir en même temps ce qu'on pense en Chine et dans les Indes sur ces questions, qui passionnent si fort l'opinion publique en ce moment. Il ajouta, pour Duroy : Observe comment Saint-Potin s'y prendra, c'est un excellent reporter, et tâche d'apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq minutes. Puis il recommença à écrire avec gravité, avec l'intention évidente de bien établir les distances, de bien mettre à sa place son ancien camarade et nouveau confrère. Dès qu'ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit à rire et dit à Duroy : - En voilà un faiseur ! Il nous la fait à nous-mêmes. On dirait vraiment qu'il nous prend pour ses lecteurs. IV 54 Bel-Ami Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter demanda : - Buvez-vous quelque chose ? - Oui, volontiers. Il fait très chaud. Ils entrèrent dans un café et se firent servir des boissons fraîches. Et Saint-Potin se mit à parler. Il parla de tout le monde et du journal avec une profusion de détails surprenants. - Le patron ? Un vrai juif ! Et vous savez, les juifs on ne les changera jamais. Quelle race ! Et il cita des traits étonnants d'avarice, de cette avarice particulière aux fils d'Israël, des économies de dix centimes, des marchandages de cuisinière, des rabais honteux demandés et obtenus, toute une manière d'être d'usurier, de prêteur à gages. - Et avec ça, pourtant, un bon zig qui ne croit à rien et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, catholique, libéral, républicain, orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize, n'a été fondé que pour soutenir ses opérations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ça il est très fort, et il gagne des millions au moyen de sociétés qui n'ont pas quatre sous de capital... Il allait toujours, appelant Duroy « mon cher ami ». - Et il a des mots à la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que, l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive, avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris connaît. Walter leva le nez et demanda : « Quoi de neuf ? » Montelin répondit avec naïveté : « Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier. » Le patron fit un bond, un bond étonnant. « Vous dites ? - Que je viens de payer M. Privas. - Mais vous êtes fou ! Pourquoi ? - Pourquoi... pourquoi... pourquoi... » » Il ôta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un drôle de sourire qui court autour de ses grosses joues chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, il prononça : « Pourquoi ? Parce que nous pouvions obtenir là-dessus une réduction de quatre à cinq mille francs. » Montelin, étonné, reprit : « Mais, monsieur le directeur, tous les comptes étaient réguliers, vérifiés par moi et approuvés IV 55 Bel-Ami par vous... » » Alors le patron, redevenu sérieux, déclara : « On n'est pas naïf comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger. » Et Saint-Potin ajouta avec un hochement de tête de connaisseur : - Hein ? Est-il à la Balzac, celui-là ? Duroy n'avait pas lu Balzac, mais il répondit avec conviction : - Bigre oui. Puis le reporter parla de Mme Walter, une grande dinde, de Norbert de Varenne, un vieux raté, de Rival, une resucée de Fervacques. Puis il en vint à Forestier : - Quant à celui-là, il a de la chance d'avoir épousé sa femme, voilà tout. Duroy demanda : - Qu'est-ce au juste que sa femme ? Saint-Potin se frotta les mains : - Oh ! une rouée, une fine mouche. C'est la maîtresse d'un vieux viveur nommé Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l'a dotée et mariée... Duroy sentit brusquement une sensation de froid, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de gifler ce bavard. Mais il l'interrompit simplement pour lui demander : - C'est votre nom, Saint-Potin ? L'autre répondit avec simplicité : - Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on m'a surnommé Saint-Potin. Et Duroy, payant les consommations, reprit : - Mais il me semble qu'il est tard et que nous avons deux nobles seigneurs à visiter. Saint-Potin se mit à rire : - Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu'ils pensent de l'Angleterre ? Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de La Vie Française. J'en ai déjà IV 56 Bel-Ami interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d'après moi. Je n'ai qu'à reprendre mon article sur le dernier venu et à le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c'est leur tête, leur nom, leurs titres, leur âge, leur suite. Oh ! là-dessus, il ne faut pas d'erreur, parce que je serais relevé raide par Le Figaro ou Le Gaulois. Mais sur ce sujet le concierge de l'hôtel Bristol et celui du Continental m'auront renseigné en cinq minutes. Nous irons à pied jusque-là en fumant un cigare. Total : cent sous de voiture à réclamer au journal. Voilà, mon cher, comment on s'y prend quand on est pratique. Duroy demanda : - Ça doit rapporter bon d'être reporter dans ces conditions-là. Le journaliste répondit avec mystère : - Oui, mais rien ne rapporte autant que les échos, à cause des réclames déguisées. Ils s'étaient levés et suivaient le boulevard, vers la Madeleine. Et Saint-Potin, tout à coup, dit à son compagnon : - Vous savez, si vous avez à faire quelque chose, je n'ai pas besoin de vous, moi. Duroy lui serra la main, et s'en alla. L'idée de son article à écrire dans la soirée le tracassait, et il se mit à y songer. Il emmagasina des idées, des réflexions, des jugements, des anecdotes, tout en marchant, et il monta jusqu'au bout de l'avenue des Champs-Élysées, où on ne voyait que de rares promeneurs, Paris étant vide par ces jours de chaleur. Ayant dîné chez un marchand de vin auprès de l'arc de triomphe de l'Étoile, il revint lentement à pied chez lui par les boulevards extérieurs, et il s'assit devant sa table pour travailler. Mais dès qu'il eut sous les yeux la grande feuille de papier blanc, tout ce qu'il avait amassé de matériaux s'envola de son esprit, comme si sa cervelle se fût évaporée. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et de les fixer : ils lui échappaient à mesure qu'il les reprenait, ou bien ils se précipitaient IV 57 Bel-Ami pêle-mêle, et il ne savait comment les présenter, les habiller, ni par lequel commencer. Après une heure d'efforts et cinq pages de papier noircies par des phrases de début qui n'avaient point de suite, il se dit : « Je ne suis pas encore assez rompu au métier. Il faut que je prenne une nouvelle leçon. » Et tout de suite la perspective d'une autre matinée avec Mme Forestier, l'espoir de ce long tête-à-tête intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de désir. Il se coucha bien vite, ayant presque peur à présent de se remettre à la besogne et de réussir tout à coup. Il ne se leva, le lendemain, qu'un peu tard, éloignant et savourant d'avance le plaisir de cette visite. Il était dix heures passées quand il sonna chez son ami. Le domestique répondit : - C'est que monsieur est en train de travailler. Duroy n'avait point songé que le mari pouvait être là. Il insista cependant : - Dites-lui que c'est moi, pour une affaire pressante. Après cinq minutes d'attente, on le fit entrer dans le cabinet où il avait passé une si bonne matinée. À la place occupée par lui, Forestier maintenant était assis et écrivait, en robe de chambre, les pieds dans ses pantoufles, la tête couverte d'une petite toque anglaise, tandis que sa femme, enveloppée du même peignoir blanc, et accoudée à la cheminée, dictait, une cigarette à la bouche. Duroy, s'arrêtant sur le seuil, murmura : - Je vous demande bien pardon, je vous dérange. Et son ami, ayant tourné la tête, une tête furieuse, grogna : - Qu'est-ce que tu veux encore ? Dépêche-toi, nous sommes pressés. L'autre, interdit, balbutiait : - Non, ce n'est rien, pardon. Mais Forestier, se fâchant : - Allons, sacrebleu ! ne perds pas de temps ; tu n'as pourtant pas forcé ma porte pour le plaisir de nous dire bonjour. Alors, Duroy, fort troublé, se décida : IV 58 Bel-Ami - Non... voilà... c'est que... je n'arrive pas encore à faire mon article... et tu as été... vous avez été si... si... gentils la dernière fois que... que j'espérais... que j'ai osé venir... Forestier lui coupa la parole : - Tu te fiches du monde, à la fin ! Alors tu t'imagines que je vais faire ton métier, et que tu n'auras qu'à passer à la caisse au bout du mois. Non ! elle est bonne, celle-là ! La jeune femme continuait à fumer, sans dire un mot, souriant toujours d'un vague sourire qui semblait un masque aimable sur l'ironie de sa pensée. Et Duroy, rougissant, bégayait : - Excusez-moi... j'avais cru... j'avais pensé... Puis brusquement, d'une voix claire : Je vous demande mille fois pardon, madame, en vous adressant encore mes remerciements les plus vifs pour la chronique si charmante que vous m'avez faite hier. Puis il salua, dit à Charles : Je serai à trois heures au journal, et il sortit. Il retourna chez lui, à grands pas, en grommelant : « Eh bien ! je m'en vais la faire celle-là, et tout seul, et ils verront... » À peine rentré, la colère l'excitant, il se mit à écrire. Il continua l'aventure commencée par Mme Forestier, accumulant des détails de roman-feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse de style de collégien et des formules de sous-officier. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à La Vie Française. La première personne qu'il rencontra fut Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une énergie de complice, demanda : - Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et avec l'Hindou. Est-ce assez drôle ? Ça a amusé tout Paris. Et je n'ai pas vu seulement le bout de leur nez. Duroy, qui n'avait rien lu, prit aussitôt le journal, et il parcourut de l'oeil un long article intitulé Inde et Chine, pendant que le reporter lui indiquait et soulignait les passages les plus intéressants. Forestier survint, soufflant, pressé, l'air effaré : - Ah ! bon, j'ai besoin de vous deux. IV 59 Bel-Ami E t il leur indiqua une série d'informations politiques qu'il fallait se procurer pour le soir même. Duroy lui tendit son article. - Voici la suite sur l'Algérie, - Très bien, donne : je vais la remettre au patron. Ce fut tout. Saint-Potin entraîna son nouveau confrère, et, lorsqu'ils furent dans le corridor, il lui dit : - Avez-vous passé à la caisse ? - Non. Pourquoi ? - Pourquoi ? Pour vous faire payer. Voyez-vous, il faut toujours prendre un mois d'avance. On ne sait pas ce qui peut arriver. - Mais... je ne demande pas mieux. - Je vais vous présenter au caissier. Il ne fera point de difficultés. On paie bien ici. Et Duroy alla toucher ses deux cents francs, plus vingt-huit francs pour son article de la veille, qui, joints à ce qui lui restait de son traitement du chemin de fer, lui faisaient trois cent quarante francs en poche. Jamais il n'avait tenu pareille somme, et il se crut riche pour des temps indéfinis. Puis Saint-Potin l'emmena bavarder dans les bureaux de quatre ou cinq feuilles rivales, espérant que les nouvelles qu'on l'avait chargé de recueillir avaient été prises déjà par d'autres, et qu'il saurait bien les leur souffler, grâce à l'abondance et à l'astuce de sa conversation. Le soir venu, Duroy, qui n'avait plus rien à faire, songea à retourner aux Folies-Bergère, et, payant d'audace, il se présenta au contrôle : - Je m'appelle Georges Duroy, rédacteur à La Vie Française. Je suis venu l'autre jour avec M. Forestier, qui m'avait promis de demander mes entrées. Je ne sais s'il y a songé. On consulta un registre. Son nom ne s'y trouvait pas inscrit. Cependant le contrôleur, homme très affable, lui dit : - Entrez toujours, monsieur, et adressez vous-même votre demande à M. le directeur, qui y fera droit assurément. IV 60 Bel-Ami Il entra, et presque aussitôt, il rencontra Rachel, la femme emmenée le premier soir. Elle vint à lui : - Bonjour, mon chat. Tu vas bien ? - Très bien, et toi ? - Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j'ai rêvé deux fois de toi depuis l'autre jour. Duroy sourit, flatté : - Ah ! ah ! et qu'est-ce que ça prouve ? - Ça prouve que tu m'as plu, gros serin, et que nous recommencerons quand ça te dira. - Aujourd'hui si tu veux. - Oui, je veux bien. - Bon, mais écoute... Il hésitait, un peu confus de ce qu'il allait faire : C'est que, cette fois, je n'ai pas le sou, je viens du cercle, où j'ai tout claqué. Elle le regardait au fond des yeux, flairant le mensonge avec son instinct et sa pratique de fille habituée aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit : - Blagueur ! Tu sais, ça n'est pas gentil avec moi cette manière-là. Il eut un sourire embarrassé : - Si tu veux dix francs, c'est tout ce qui me reste. Elle murmura avec un désintéressement de courtisane qui se paie un caprice : - Ce qui te plaira, mon chéri, je ne veux que toi. Et levant ses yeux séduits vers la moustache du jeune homme, elle prit son bras et s'appuya dessus amoureusement : - Allons boire une grenadine d'abord. Et puis nous ferons un tour ensemble. Moi, je voudrais aller à l'Opéra, comme ça, avec toi, pour te montrer. Et puis nous rentrerons de bonne heure, n'est-ce pas ? .......................................... Il dormit tard, chez cette fille. IV 61 Bel-Ami Il faisait jour quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt d'acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal d'une main fiévreuse ; sa chronique n'y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l'oeil les colonnes imprimées avec l'espoir d'y trouver enfin ce qu'il cherchait. Quelque chose de pesant tout à coup accablait son coeur, car, après la fatigue d'une nuit d'amour, cette contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d'un désastre. Il remonta chez lui et s'endormit tout habillé sur son lit. En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rédaction, il se présenta devant M. Walter : - J'ai été tout surpris ce matin, monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l'Algérie. Le directeur leva la tête, et d'une voix sèche : - Je l'ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire ; il ne l'a pas trouvé suffisant ; il faudra me le refaire. Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade : - Pourquoi n'as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique ? Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses talons un article commencé. Il articula tranquillement avec un son de voix ennuyé et lointain, comme s'il parlait du fond d'un trou : - Le patron l'a trouvé mauvais, et m'a chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà. Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées sous un presse-papier. Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit : - Aujourd'hui tu vas te rendre d'abord à la préfecture... Et il indiqua une série de courses d'affaires, de nouvelles à recueillir. Duroy s'en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu'il cherchait. Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L'ayant refait une troisième fois, et le voyant refusé, il comprit qu'il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l'aider dans sa route. IV 62 Bel-Ami I l ne parla donc plus des Souvenirs d'un chasseur d'Afrique, en se promettant d'être souple et rusé, puisqu'il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son métier de reporter avec zèle. Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d'État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis. Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d'autres, étant devenu l'ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même oeil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d'esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait coup sur coup les échantillons de tous les vins, et ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l'Argenteuil. Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le père Walter, qui s'y connaissait en rédacteurs. Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café, la vie de restaurant coûte cher, il n'avait jamais le sou et se désolait de sa misère. « C'est un truc à saisir », pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d'or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait avec envie des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère, entrer dans l'association tacite, s'imposer aux camarades qui partageaient sans lui. Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa fenêtre passer les trains, aux IV 63 Bel-Ami procédés qu'il pourrait employer. IV 64 V Deux mois s'étaient écoulés ; on touchait à septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espérée lui semblait bien longue à venir. Il s'inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa situation et ne voyait pas par quelle voie il escaladerait les hauteurs où l'on trouve la considération et l'argent. Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre de reporter, muré là-dedans à n'en pouvoir sortir. On l'appréciait, mais on l'estimait selon son rang. Forestier même, à qui il rendait mille services, ne l'invitait plus à dîner, le traitait en tout comme un inférieur, bien qu'il le tutoyât comme un ami. De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, plaçait un bout d'article, et ayant acquis par ses échos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient lorsqu'il avait écrit sa seconde chronique sur l'Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualités. Mais de là à faire des chroniques au gré de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de différence qu'à conduire dans les avenues du Bois, étant cocher, ou à conduire, étant maître. Ce qui l'humiliait surtout, c'était de sentir fermées les portes du monde, de n'avoir pas de relations à traiter en égal, de ne pas entrer dans l'intimité des femmes, bien que plusieurs actrices connues l'eussent parfois accueilli avec une familiarité intéressée. Il savait d'ailleurs, par expérience, qu'elles éprouvaient pour lui, toutes, mondaines ou cabotines, un entraînement singulier, une sympathie instantanée, et il ressentait, de ne point connaître celles dont pourrait dépendre son avenir, une impatience de cheval entravé. Bien souvent il avait songé à faire une visite à Mme Forestier ; mais la pensée de leur dernière rencontre l'arrêtait, l'humiliait, et il attendait, en outre, d'y être engagé par le mari. Alors le souvenir lui vint de Mme de Marelle et, se rappelant qu'elle l'avait prié de la venir voir, il se présenta chez elle un après-midi qu'il n'avait rien à faire. V 65 Bel-Ami « J'y suis toujours jusqu'à trois heures », avait-elle dit. Il sonnait à sa porte à deux heures et demie. Elle habitait rue de Verneuil, au quatrième. Au bruit du timbre, une bonne vint ouvrir, une petite servante dépeignée qui nouait son bonnet en répondant : « Oui, madame est là, mais je ne sais pas si elle est levée. » Et elle poussa la porte du salon qui n'était point fermée. Duroy entra. La pièce était assez grande, peu meublée et d'aspect négligé. Les fauteuils, défraîchis et vieux, s'alignaient le long des murs, selon l'ordre établi par la domestique, car on ne sentait en rien le soin élégant d'une femme qui aime le chez soi. Quatre pauvres tableaux, représentant une barque sur un fleuve, un navire sur la mer, un moulin dans une plaine et un bûcheron dans un bois, pendaient au milieu des quatre panneaux, au bout de cordons inégaux, et tous les quatre accrochés de travers. On devinait que depuis longtemps ils restaient penchés ainsi sous l'oeil négligent d'une indifférente. Duroy s'assit et attendit. Il attendit longtemps. Puis une porte s'ouvrit, et Mme de Marelle entra en courant, vêtue d'un peignoir japonais en soie rose où étaient brodés des paysages d'or, des fleurs bleues et des oiseaux blancs, et elle s'écria : « Figurez-vous que j'étais encore couchée. Que c'est gentil à vous de venir me voir ! J'étais persuadée que vous m'aviez oubliée. » Elle tendit ses deux mains d'un geste ravi, et Duroy, que l'aspect médiocre de l'appartement mettait à son aise, les ayant prises, en baisa une, comme il avait vu faire à Norbert de Varenne. Elle le pria de s'asseoir ; puis, le regardant des pieds à la tête : « Comme vous êtes changé ! Vous avez gagné de l'air. Paris vous fait du bien. Allons, racontez-moi les nouvelles. » Et ils se mirent à bavarder tout de suite, comme s'ils eussent été d'anciennes connaissances, sentant naître entre eux une familiarité instantanée, sentant s'établir un de ces courants de confiance, d'intimité et d'affection qui font amis, en cinq minutes, deux êtres de même caractère et de même race. Tout à coup, la jeune femme s'interrompit, et s'étonnant : « C'est drôle V 66 Bel-Ami comme je suis avec vous. Il me semble que je vous connais depuis dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous ? » Il répondit : « Mais, certainement », avec un sourire qui en disait plus. Il la trouvait tout à fait tentante, dans son peignoir éclatant et doux, moins fine que l'autre dans son peignoir blanc, moins chatte, moins délicate, mais plus excitante, plus poivrée. Quand il sentait près de lui Mme Forestier, avec son sourire immobile et gracieux qui attirait et arrêtait en même temps, qui semblait dire : « Vous me plaisez » et aussi : « Prenez garde », dont on ne comprenait jamais le sens véritable, il éprouvait surtout le désir de se coucher à ses pieds, ou de baiser la fine dentelle de son corsage et d'aspirer lentement l'air chaud et parfumé qui devait sortir de là, glissant entre les seins. Auprès de Mme de Marelle, il sentait en lui un désir plus brutal, plus précis, un désir qui frémissait dans ses mains devant les contours soulevés de la soie légère. Elle parlait toujours, semant en chaque phrase cet esprit facile dont elle avait pris l'habitude, comme un ouvrier saisit le tour de main qu'il faut pour accomplir une besogne réputée diff...
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