Avenir - Charles CROS, Le Coffret de santal, « vingt sonnets »
Publié le 20/02/2011
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Les coquelicots noirs et les bleuets fanés Dans le foin capiteux qui réjouit l'étable, La lettre jaunie où mon aïeul respectable A mon aïeule fit des serments surannés, La tabatière où mon grand-oncle a mis le nez, Le trictrac incrusté sur la petite table Me ravissent. Ainsi dans un temps supputable2 Mes vers vous raviront, vous qui n'êtes pas nés. Or, je suis très vivant. Le vent qui vient m'envoie Une odeur d'aubépine en fleur et de lilas, Le bruit de mes baisers couvre le bruit des glas. 0 lecteur à venir, qui vivez dans la joie Des seize ans, des lilas et des premiers baisers, Vos amours font jouir mes os décomposés.
Charles CROS, Le Coffret de santal, « vingt sonnets «, 1873.
(1) Trictrac : tablette sur laquelle le joueur de trictrac lance les dés et place ses dames. (2) Supputable : de supputation(s), calcul chronologique, estimation, évaluation.
Sans dissocier l'étude du fond de celle de la forme, vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous montrerez, par exemple, comment, reprenant un thème fréquent, l'immortalité que lui confère l'écriture, le poète en présente une perspective originale.
• Fondateur d'un groupe poétique au nom sonore, les « Zutistes «, à la vie éphémère (août à décembre 1883)... • ... le charmant poète du Coffret de santal, Charles Cros, est une des figures les plus burlesques de « La Dernière Bohème «, celle du Mouvement Décadent... • ... dont firent plus ou moins partie J. Laforgue, Tristan Corbière, Jean Moréas... • Véritable savant, chimiste, inventeur du phonographe, • Ch. Cros s'insurge en même temps contre la montée du monde industriel, veut dire « zut « à sa toute-puissance.
«
• Autres souvenirs :— « la tabatière »,— « le trictrac incrusté sur la petite table », souvenirs matériels : choses, et non sentimentaux.• Précision de l'objet vieilli décrit en un alexandrin ; déjà dans Les Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand letrictrac est présenté comme un jeu de vieilles gens.
De même pour le tabac à priser qui date, et nécessitait une «tabatière ».• Mais là encore Ch.
Cros s'amuse, gentiment.
On pense à « j'ai du bon tabac dans ma tabatière », quand il indique :«Où mon grand-oncle a mis le nez », avec ce monosyllable un peu ridicule à la rime : « nez », et l'abondance desnasales allitératives, imitatives des sonorités nasillardes de la parole de celui qui vient de priser.• Délicieux souvenirs, et odorants, que ceux aussi des fenaisons.
Ils ont sans doute frappé son enfance, c'est legenre de tableau que l'on conserve dans sa mémoire, souvenirs nourris de fleurs, fleurs séchées...
cf.
à nouveau leSpleen de Baudelaire.
Notons ici :
« Les coquelicots noirs et les bleuets fanés Dans le foin capiteux qui réjouit l'étable.
»• Mais là aussi grande différence de ton.
Chez Ch.
Cros il est léger ; sans le moindre libertinage apparent, le poètefait plaisamment allusion aux amours dans le foin.
Double sens donc de « capiteux » :— qui enivre de son odeur,— qui fait basculer dans la sensualité.• Quant à « réjouit », ce sentiment est prêté à « l'étable » : tournure classique relativement usée mais que vontreprendre souvent certains décadents, sorte de métonymie qui consiste à prêter des sentiments à des objetsmatériels représentant les êtres vivants qui devraient normalement les éprouver ; mais « réjouit » pourrait aussi faireallusion aux plaisirs et aux ébats qui risquent de se passer en cette « étable », dans la griserie des fenaisons,période de la Saint-Jean.• Or tous ces souvenirs, tout ce passé :• ...« me ravissent », précise le poète, s'aidant d'un enjambement spectaculaire qui termine une phrase — évocationde 6 vers.
Nul ne peut plus ignorer ce ravissement !• « ravir » devient d'ailleurs le mot charnière qui établit un pont entre le passé, même— celui où se trouveront plus tard ses vers qui « ravir[ont] « alors ses descendants, comme ses aïeux le « ravissent»,— passé où se trouvera rejeté son corps, assez cruellement réduit à des « os décomposés », expression finalementplus cocasse que réaliste, contre-pied de ces vers si minutieusement composés de son vivant.• Donc du passé aux...
II.
...
aux présent et « Avenir ».
• Car ce passé qu'il représentera pour les jeunes générations : « vous qui n'êtes passés », ce ne seront pas «tabatière » ou « trictrac » qui en constitueront les jalons et attendriront ses descendants...
• ...
ce seront ses « vers ».
Le terme est fortement mis en valeur par un enjambement qui place « mes vers » enposition de choix graphique.• Reprenant un thème que bien des lyriques ont chanté, Ch.
Cros rappelle que la création poétique immortalise sonauteur.• D'où différence établie — mais glissée simplement par opposition entre les quatrains (où règnent « aïeul, aïeule,grand-oncle ») et les tercets, réservés à lui-même ; notons que cette différence est dite avec discrétion.• Idem : Ronsard dans Quand vous serez bien vieille...• En général ce pouvoir d'immortaliser qui est offert par l'écriture est célébré par les poètes de la Pléiade.• Mais du poète latin Tibulle à A.
Breton, en passant par Malherbe, A.
Chénier, V.
Hugo et tant de romantiques,symbolistes, surréalistes..., tous le reconnaissent, s'en louent, et non par simple gloriole.• Pas de vanité non plus ici, mais une reconnaissance de la valeur de ce qu'il écrit au bout d'un « temps supputable» : combien d'années pour qu'il soit apprécié autrement qu'en ce poète boute-en-train, animateur de tous lesgroupes un peu farfelus et burlesques que sa « faconde méridionale » amusait ?• La place choisie en fin de vers et la forme assez inattendue — plus scientifique ou philosophique que poétique —de l'adjectif « supputable », ses sonorités un peu heurtées, qui peuvent être entendues comme interrogatives,soulignent sans doute l'absence de réponse.• Mais les coupes du ler tercet détachent la présence, l'existence, la réalité du poète :« Or,/je suis très vivant./ »,dites sur un ton amusé, celui d'une protestation hautement proclamée, du genre de « Ne m'enterrez pas encore,générations futures : je suis là ! ».
C'est un peu le ton que l'on prend pour affirmer une vérité d'évidence dans unsalon, une réunion, pour faire rire la compagnie.
Notre poète paradait si bien dans les salons littéraires !
• Mais par-dessous ce vernis : sérieux du créateur.• Une fraîche évocation montre d'ailleurs que « je suis très vivant » fait aussi et surtout allusion à sa vie poétique,car les deux tableaux qui composent l'évocation correspondent à deux thèmes d'inspiration lyrique :— la nature avec ses éléments impalpables ;
« le vent qui vient »...« Une odeur...
».
»
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