Après quelques mois de séjour en Angleterre, au cours de 1727, Voltaire écrit à un ami de Paris. Il s'exprime librement sur le pays, la capitale, les moeurs, l'agriculture, le commerce, la religion, le gouvernement et vante les gloires de la Grande-Bretagne dans la philosophie, les lettres et les sciences.
Publié le 10/02/2012
Extrait du document
Jusqu'à ce jour je ne vous ai entretenu que de vos affaires et des miennes. Si je n'ai pas abordé d'autres sujets, ce n'est point faute d'avoir été sollicité. Combien de fois m'avez-vous prié de vous communiquer mes impressions sur ce pays et ses habitants! J'ai différé, afin de n'émettre aucune opinion qui ne soit assise sur des faits nombreux et indubitables. Aujourd'hui je n'hésite plus; je me crois en mesure de satisfaire votre légitime curiosité, sans crainte de blesser la vérité ou la justice....
«
aux portes de la capitale, mais dans un calme tel que je pourrais m'en croire à cent lieues.
Malgré ma répugnance à sortir de cette confortable retraite, je me risque parfois dans le tintamarre de Whitehall et de la Cité.· 1\.
chacune de ces fugue~ j'éprouve un charme nouveau en traversant cette banlieue semée d'opulentes demeures entourées de parcs et de jardins et je songe à nos petits-maîtres domestiqués dans ce sinistre Versailles où tout appartient à un seul.
En dépit du vacarme, j'admire la grandeur de cette ville énorme, si ave nante à cette époque de l'année avec ses squares verdoyants et fleuris, débordante d'activité, de richesse.
Equipages cossus, traînés par les plus beaux, c.hevaux ~u mond.e, vaisseaux amarr~s l!-ux.
~uais de 19; Tamise et charges de denrees exotiques ou de prodmts mdtgenes, gromllement du menu peuple dans les rues : tout sollicite mon attention.
Ajoutez la magni ficence des Palais, du fameux Parlement en particulier, les souvenirs his toriques attachés à certains édifices, comme la Tour, de tragique mémoire, les collections incomparables des musées, et vous comprendrez pourquoi, malgré ma haine des villes tapageuses, j'ai subi le prestige de Londres.
La vie commerciale excite continuellement mes réflexions.
J'ai le bonheur de trouver en M.
Falkener un interlocuteur aussi apte à les entendre qu'à les redresser et à les compléter.
L'Angleterre est le seul pays qui ait com pris que le commerce enrichit plus que la guerre.
Les marchands anglais, tel mon hôte, sont pleins d'un juste orgueil; ils s'en vont par le monde avec la même assurance que jadis les citoyens romains.
J'approuve leur fierté car, dites-moi, qui est plus utile à l'Etat, du petit marquis poudré et bichonné qui joue au grand en remplissant un rôle d'esclave, ou du négociant qui enrichit son pays et, de son cabinet, donne des ordres au Caire ou à Surate.
Je l'ai dit, et je le répète :
Londres, jadis barbare, est le centre des arts, Le magasin du monde et le temple de Mars ...
Si la prospérité de l'agriculture et du commerce contribuent au renom et au bonheur .de cette grande nation, il est d'autres causes sur lesquelles il me plaît d'insister, plus profondes peut-être.
· Affirmation paradoxale : une des sources de la tranquillité publique est ici la multiplicité des croyances.
L'Angleterre est le pays des sectes.
Cha cun y est libre d'aller au Ciel par le chemin qui lui plaît.
La religion où l'on continue à faire fortune est l'anglicane; elle rè~ne en Grande-Bretagne et en Irlande.
En Ecosse domine l'église presbyterienne; c'est le calvi nisme h~l qu'on le voit à Genève; les airs graves et sévères y sont de rigueur; mais quakers, anabaptistes et tutti quanti vivent très bien côte à côte, encore que leurs prédicants se haïssent.
S'il n'y avait qu'une reli gion, son despotisme serait à craindre; s'il n'y en avait que deux, elles se couperaient la gorge; mais il y en a trente et elles vivent en paix et heureuses.
Autre cause de paix civile : la conception même du gouvernement.
Le toi règne, mais ne gouverne plus.
Entre les Communes, les lords et le sou verain, existe un concert parfait qui assure à la nation tout entière une sécurité absolue; ces trois pouvoirs l'un par l'autre contrôlés concourent au bien général.
Le Parlement, non sans fatuité, aime à se comparer au Sénat romain.
Il en diffère au moins sur deux points : ce dernier ne fut jamais en proie à la folie des guerres de religion et tandis que les révo lutions de Rome ont abouti 'à l'esclavage, celles de l'Angleterre Oiit engendré l'actuelle liberté.
J'ai idée que dans certain yays d'Outre-Manche, de nous deux bien connu, il faudra aussi quelque revolte sanglante pour enfanter cette liberté sans laquelle l'homme.
ignore sa dignité d'homme.
La troisième cause, sur laquelle je m'étendrai plus longuement, c'est le culte éclairé dont la philosophie, les lettres et les sciences sont ici l'objet.
.Le Français qui débarque en ces lieux y découvre une philosophie toute nouvelle.
C'est que la liberté de penser est ici chose sacrée et qu'on n'y pend point les gens pour leurs opinions.
Point.
d'inquisiteurs; chacun a le droit de se servir de sa raison.
C'est ce que fit jadis le grand Bacon, père de la philosophie expérimentale; c'est ce que, plus près de nous, fit l'immortel Locke.
Rejetant le dogme cartésien des idees innées, poussant jusqu'à leur aboutissenient logique les principes de Bacon, il n'admit plus rien hors des données de l'expérience.
Sagace et méthodique, il a découvert l'histoire de l'âme humaine dont on n'avait encore écrit que le roman..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Vous supposerez que Voltaire annonce à son ami Bolingbroke la publication en France des Lettres philosophiques (1734). Il rappelle à son hôte les circonstances de son exil en Angleterre, lui avoue tout ce qu'il doit à l'étude de ce pays, lui expose ses idées — dont son livre est la première synthèse — sur les lettres, les sciences, la politique, la philosophie.
- Vous supposerez que Voltaire, vers 1728, écrit d'Angleterre à un de ses amis de France et lui fait part de ses impressions sur ce pays, où le gouvernement français regrettera peut-être quelque jour de l'avoir envoyé pour tirer d'embarras un jeune fat.
- Au mois d'octobre 1750, paraissait le prospectus de l'Encyclopédie, Vous supposerez que Diderot, quelques semaines auparavant, écrit à Voltaire pour lui demander sa collaboration. Il lui montre la grandeur et l'utilité de ce dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Il lui explique comment l'ouvrage entier sera un monument élevé à la gloire de la raison humaine et comment il hâtera dans l'opinion publique la victoire des idées mêmes pour lesquelles combat Voltaire. ?
- Un cannibale de Montaigne arrive à Paris ou dans une autre capitale européenne de votre choix. Il porte un regard amusé et critique sur une coutume ou un fait qui l’étonne tout particulièrement. Dans une lettre adressée à un ami resté dans son pays, il lui fait part de cette expérience surprenante qu’il a vécue.
- Chateaubriand, à la veille de la Révolution et de son départ pour l'Amérique, écrit à un ami de Bretagne, qu'il n'a point vu depuis la mort de son père (1787). Il dit l'impression causée en lui par cette mort, ses adieux à Combourg, son retour à Paris, l'aspect de la Cour et de la Ville, le dégoût que lui inspire une telle société, ses ambitions et ses projets.