APOLLINAIRE: Mai - LECTURE MÉTHODIQUE
Publié le 11/07/2011
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Il est vrai que cohabitent, dans Alcools, des textes radicalement différents par l'inspiration, comme par la longueur et la forme. Le célèbre «Pont Mirabeau« se présente comme une élégie, que son thème, clairement annoncé, son vocabulaire simple et sa forme harmonieusement rythmée rendent immédiatement compréhensible. Quelle différence avec «Le Brasier«, poème difficile, d'inspiration rimbaldienne, en vers libres non rimés, et constamment allusif ! «Dans l'Emigrant de Landor Road«, l'une des pièces maîtresses du recueil, l'aventure cosmopolite, doublée chez Apollinaire de préoccupation amoureuse, est restituée en d'abrupts vers, inégaux et déchirants, tandis que «Signe«, l'un des textes les plus poétiques, les plus chantants de l'ouvrage, est formé de deux quatrains d'alexandrins rimés.
Le mai le joli mai en barque sur le Rhin Des dames regardaient du haut de la montagne Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne Qui donc a fait pleurer les saules riverains 5 Or des vergers fleuris se figeaient en arrière Les pétales tombés des cerisiers de mai Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée Les pétales flétris sont comme ses paupières Sur le chemin du bord du fleuve lentement 10 Un ours un singe un chien menés par des tziganes Suivaient une roulotte traînée par un âne Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes Sur un fifre lointain un air de régiment Le mai le joli mai a paré les ruines 15 De lierre de vigne vierge et de rosiers Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes

«
pétales flétris ») entre les pétales des fleurs et les paupières ou les ongles de la jeune femme.
C'est pourquoi
le poète écrit que ces pétales « Sont [s]es ongles » (métaphore) et qu'ils « sont comme ses paupières »
(comparaison).
En revanche, l'amour n'est plus : le passé composé, « celle que j'ai tant aimée » (v.
7), exprime l'aspect
accompli, donc fini, de l'action .
Pourtant, le souvenir demeure, blessant comme les « ongles » (v.
7), « fig[é]
en arrière » (v.
5) comme les « vergers fleuris » (v.
5) auquel il reste associé.
L'effacement du protagoniste (strophes 3 et 4)
Les deux premiers quatrains suggèrent l'existence d'un jeune homme qui apparaît impliqué dans une relation
amoureuse virtuelle (str.
1) ou réelle (str.
2).
Il s'adresse à des interlocutrices (« Vous êtes si jolies », v.
3) ;
ensuite, il se parle à lui-même (« [....] celle que j'ai tant aimée », v.
7), les adverbes intensifs (si, tant)
marquant l'affectivité.
Dans les deux dernières strophes, au contraire, le protagoniste laisse d'abord la place à des comparses, puis
ceux- ci eux-mêmes disparaissent complètement.
La strophe 3, en effet, montre la maigre troupe d'un pauvre
cirque local, représenté surtout par quelques animaux (v.10).
Et si on y entend bien le « fifre lointain » (v.
13)
d'un régiment, la strophe ne dépeint pas les soldats.
Quant au dernier quatrain, il ne présente que du minéral
(«les ruines», v.
14) et du Végétal (« lierre », « vigne vierge », « rosiers », « osiers », « roseaux », v.
15-17)
et ne fait entendre que le vent.
Dans aucune de ces deux dernières strophes n'apparaissent non plus de marques du discours (pronoms
personnels, adverbes intensifs, voir p.
70).
C'est à peine si l'image à résonance érotique du dernier vers, « les
fleurs nues des vignes » (v.
17), peut suggérer une présence : celle du jeune homme dans la barque, dont le
regard et la pensée allient des mots au registre aussi éloigné que « fleurs » et « nues » .
2.
IMAGES DE LA TEMPORALITÉ : PASSAGE ET PERMANENCE
On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, disait un philosophe ancien (Héraclite), pour exprimer par
une image la notion du passage du temps et de l'altération des sentiments.
Pourtant, même s'il change, l'être
humain conserve le sentiment de son identité : il reste lui-même, conscient peut -être d'avoir vieilli, ou de
s'être profondément transformé - sûr pourtant d'être lui-même et non un autre.
Ces thèmes (passage et
permanence), qui sont au cœur de la problématique apollinarienne , sont ici suggérés par des images : ce sont
elles que nous étudierons.
Les images du passage
Des images illustrant, d'une manière ou d'une autre, le thème du passage apparaissent dans chaque strophe.
L'image centrale est celle du fleuve, le Rhin, dont le courant puissant entraîne la frêle embarcation : ce faisant,
il empêche la rencontre amoureuse, mais offre aussi au protagoniste une grande variété de paysages et de
spectacles.
La deuxième image est liée au cycle des saisons, c'est-à- dire au temps.
C'est celle des « cerisiers de mai »
(v.
6) dont les pétales tombent et se flétrissent.
Elle suggère une dégradation de la beauté et de la jeunesse,
dont l'aboutissement est la mort.
Ce thème est renforcé par l'allusion, dans la même strophe, à la mort de
l'amour qui lui est étroitement associée : « celle que j'ai tant aimée » (v.
7).
Puis viennent les deux cortèges de la troisième strophe.
Nous avons déjà remarqué la pauvreté du premier,
celui des bohémiens (p.
70).
Nous pouvons en noter la lenteur et l'effort qui sont marqués par les coupes
inhabituelles des deux premiers alexandrins (4 -5 -3 // 2 -2 -2 -6).
Cette lenteur est aussi soulignée par la
longueur de la strophe, seul quintil (= strophe de cinq vers) dans un contexte de quatrains.
Quant au second cortège, qui présente le seul élément tonique et gai du poème, « un air de régiment » (v.
13), il est frappant qu'il soit représenté comme « s'éloign(ant) » (v.
12), de même que la barque de la
première strophe : on peut penser que la joie, comme l'amour, s'en va.
Enfin, le dernier quatrain s'ouvre sur la vision des « ruines » (v.
14) d'anciens châteaux fortifiés, signes
contradictoires du passage (ce qui est détruit) et de la permanence (ce qui demeure).
Et il s'achève sur
l'évocation du vent qui, tel le fleuve, cherche à tout entraîner et dont le souffle puissant « secoue» (v.
16).
dans une belle harmonie imitative en (v), [s], [z], [f].
les plantes sur le rivage (v.
16-17) :
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes
Les images de la permanence.
»
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