APOLLINAIRE: La Chanson du Mal-aimé (Strophes 1 à 5) - LECTURE MÉTHODIQUE
Publié le 11/07/2011
Extrait du document
Un soir de demi-brume à Londres Un voyou qui ressemblait à Mon amour vint à ma rencontre Et le regard qu'il me jeta 5 Me fit baisser les yeux de honte Je suivis ce mauvais garçon Qui sifflotait mains dans les poches Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la mer Rouge 10 Lui les Hébreux moi Pharaon Que tombent ces vagues de briques Si tu ne fus pas bien aimée Je suis le souverain d'Égypte Sa sœur-épouse son armée 15 Si tu n'es pas l'amour unique Au tournant d'une rue brûlant De tous les feux de ses façades Plaies du brouillard sanguinolent Où se lamentaient les façades 20 Une femme lui ressemblant C'était son regard d'inhumaine La cicatrice à son cou nu Sortit saoule d'une taverne Au moment où je reconnus 25 La fausseté de l'amour même
Apollinaire dirigea deux revues (Le Festin d'Esope, 1903; Les Soirées de Paris 1912), publia plusieurs romans, parmi lesquels L'Enchanteur pourrissant (1909), et un recueil de nouvelles, L'Hérésiarque et Cie (1912). Ami des peintres, en particulier de Picasso et de Marie Laurencin, avec qui il eut une liaison, il publia des articles (réunis en volume, Les Peintres cubistes, 1913) qui le firent apparaître comme le soutien le plus actif et le plus lucide du cubisme.
«
identité ne peut faire de doute puisqu'elle est « l'amour unique » (v.
15).
Mais elle n'apparaît pas directement
dans l'épisode raconté.
En revanche, les deux personnages rencontrés, le voyou et la femme saoule, l'évoquent par la ressemblance
explicite :
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour...
(v.
2 -3).
Une femme lui ressemblant (v.
20).
Cette ressemblance est particulièrement forte lors de la première rencontre.
En effet, le vers 3 :
Mon amour vint à ma rencontre
peut se lire de manière autonome, sans tenir compte du lien syntaxique qu'il a avec le vers précédent.
On note le caractère déplaisant des deux personnages rencontrés.
Le voyou, la femme saoule appartiennent,
par tradition, à la grande ville corrompue dans les romans du xix® siècle (ceux de Balzac, ceux de Zola).
Par
ailleurs, leur attitude ou leur apparence témoignent de leur mépris ou de leur corruption : le regard du
mauvais garçon contraint le Mal -Aimé à « baisser les yeux de honte » (v.
5).
Quant à la femme au « regard
d'inhumaine », une « cicatrice » abîme « son cou nu » ; et, telle une prostituée, elle « sort[...] saoule d'une
taverne » (v.
21-23).
Les réactions du Mal -Aimé
Pourtant, le Mal -Aimé, bien que frappé de honte, se lance obstinément à la poursuite du mauvais garçon,
comme sous l'effet d'un envoûtement magique.
Et, simultanément, il affirme sa fidélité à la femme que lui
rappelle ce voyou : « tu [...) fus (...) bien aimée» (v.
12), «tu [...] es [...] l'amour unique » (v.
15).
On voit
ainsi à l'œuvre une conception relativement originale du sentiment amoureux.
C'est un assujettissement (le
Mal -Aimé ne peut s'empêcher de suivre le voyou) en dépit de l'humiliation éprouvée (la honte).
Néanmoins, la deuxième rencontre provoque chez le jeune homme un changement radical : il rejette l'amour.
Pourquoi cela ? C'est que, d'abord, la ressemblance de la femme saoule avec la femme aimée est très nette :
même sexe (« Une femme », v.
20), même « regard », même « cicatrice » (v.
21-22).
Ensuite, la déchéance
est totale : cette femme est méprisable (« saoule », « taverne », v.
23), son égoïsme est manifeste (« regard
d'inhumaine », v.
21), et sa beauté est dégradée («cicatrice», v.
22).
Elle n'est donc pas digne de l'amour qu'il
éprouve pour elle.
Et, par généralisation, il condamne pour son caractère trompeur, sa « fausseté » (v.
25), le
sentiment même de l'amour.
Ressemblance physique et fausseté morale
On retrouve ici, d'une certaine manière, une tradition héritée de Platon et transmise par certains poètes du
Moyen Âge et du XVIe siècle : la croyance que la beauté du visage et celle du corps ne sont que le reflet de la
beauté de l'âme.
Ici, à l'inverse, ce sont la dégradation physique (« cicatrice », « saoule », v.
22-23) et la
dureté du regard qui révèlent la corruption de l'âme, la fausseté de celle qui fut « bien aimée » (v.
12).
Car, en
retour, elle aima mal, puisqu'elle cessa d'aimer sans raison.
On voit donc la richesse, psychologique et poétique, du recours aux personnages de rencontre.
Ceux-ci sont
aperçus par hasard, et regardés pour leur ressemblance physique avec la femme aimée ; ils servent en fait de
révélateurs des sentiments, encore inconscients, du Mal -Aimé : la honte de continuer à aimer une femme qui
ne l'aime plus, l'inutilité de cet amour sans espoir (qu'exprime la poursuite vaine de la strophe 2), et enfin le
rejet de l'amour qui ne tient pas ses promesses.
2.
LE TON ET LE DÉCOR : DU RÊVE AU CAUCHEMAR
De la première rencontre (celle du voyou) à la deuxième (celle de la femme saoule), le ton change et le décor
se modifie.
Certes, la réalité temporelle (le soir), locale (les rues de Londres), météorologique (le brouillard)
demeure la même.
Pourtant, le poème évolue d'un registre onirique (= de rêve) à un registre presque
surréaliste qui avoisine le cauchemar..
»
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