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Annie ERNAUX, La Place. Commentaire composé

Publié le 30/11/2010

Extrait du document

Plus tard, je suis montée près de lui à un moment où ma mère servait. Je l'ai trouvé assis au bord du lit, la tête penchée, fixant désespérément la chaise à côté du lit. Il tenait son verre vide au bout de son bras tendu. Sa main tremblait avec violence. Je n'ai pas compris tout de suite qu'il voulait reposer le verre sur la chaise. Pendant des secondes interminables, j'ai regardé la main. Son air de désespoir. Enfin, j'ai pris le verre et je l'ai recouché, ramenant ses jambes sur le lit. «Je peux faire cela « ou «Je suis donc bien grande que je fais cela «. J'ai osé le regarder vraiment. Sa figure n'offrait plus qu'un rapport lointain avec celle qu'il avait toujours eue pour moi. Autour du dentier — il avait refusé de l'enlever — ses lèvres se retroussaient au-dessus des gencives. Devenu un de ces vieillards alités de l'hospice devant les lits desquels la directrice de l'école religieuse nous faisait brailler des Noël. Pourtant, même dans cet état, il me semblait qu'il pouvait vivre encore longtemps.

A midi et demi, j'ai couché l'enfant. Il n'avait pas sommeil et sautait sur son lit à ressorts de toutes ses forces. Mon père respirait difficilement, les yeux grands ouverts. Ma mère a fermé le café et l'épicerie, comme tous les dimanches, vers une heure. Elle est remontée près de lui. Pendant que je faisais la vaisselle, mon oncle et ma tante sont arrivés. Après avoir vu mon père, ils se sont installés dans la cuisine. Je leur ai servi du café. J'ai entendu ma mère marcher lentement au-dessus, commencer à descendre. J'ai cru, malgré son pas lent, inhabituel, qu'elle venait boire son café. Juste au tournant de l'escalier, elle a dit doucement : « C'est fini. «

Annie ERNAUX, La Place.

Vous ferez un commentaire composé de cette page du roman d'Annie Ernaux intitulé La Place. Vous pourrez par exemple vous intéresser à l'analyse que fait la narratrice de sa relation à son père et à l'irruption de la mort dans les rites de la vie familiale et quotidienne .

Ce passage est extrait des dernières pages du célèbre roman d'Annie Ernaux, La Place. Un roman autobiographique où la narratrice raconte son enfance et son ascension sociale, une ascension douloureuse, vécue comme une trahison à l'égard de son père. Celui-ci, en effet, — cruelle coïncidence —, mourut l'année où elle obtint son diplôme de professeur, où elle rompit définitivement avec le milieu ouvrier dans lequel elle avait évolué, enfant. Cette mort du père est relatée à plusieurs reprises dans le livre; elle obsède la narratrice qui s'en tient pour partiellement responsable, et qui nourrit un sentiment de culpabilité à peine dissimulé, dans ce passage.  Le père meurt et c'est la fin de son enfance; c'en est fini du café-épicerie qu'il tenait. Le lien qui unissait Annie Ernaux à cet homme semble rompu à jamais, par sa propre faute semble-t-il.   

« complémentaires et jouent le même rôle dans ce passage. La narratrice comprend enfin qu'elle se situe entre les deux générations extrêmes, représentées par le fils et le père,qu'elle associe.

En effet, elle couche l'enfant, après avoir couché le père : je l'ai recouché...

j'ai couché l'enfant.

Vie et mort se rejoignent autour du thème du lit, qui revient sans cesse dans l'extrait : au bord du lit, sur le lit, devant les lits, sur son lit... Les deux femmes, la narratrice et sa mère, sont seules à être debout et actives.

L'épouse vaque à ses occupationspour tromper l'angoisse.

La fille recouche son père après s'être saisi du verre qu'il tendait.

Ce verre qu'elle finit parprendre est un symbole.

Il est la vie que le père transmet à sa fille de son bras tendu, après y avoir bu lui-même. Dans ce passage, on pense à la fresque de Michel Ange représentant Dieu qui donne la vie à l'Homme. La narratrice accepte le présent, et, à partir de ce moment, trouve le courage de regarder son père vraiment.

Elle semble même alors accepter l'idée de sa mort avec sérénité.

Il est désormais trop tard pour qu'elle puisse êtrebouleversée par l'agonie de cet être qui, à ce moment précis, compte moins dans sa mémoire que ses camaradesd'école, comme le montre le nous de l'expression la directrice de l'école religieuse nous faisait brailler, qui contraste avec les pronoms de troisième personne évoquant les parents. Le complexe de culpabilité que l'auteur nourrira plus tard, ne fait que s'installer dans ce passage.

Elle ne se reprochepas encore son égoïsme, sa maladresse et son insouciance; mais tous ces sentiments sont déjà présents dans lanarration, le choix des pronoms, l'importance donnée au je, le découpage des scènes, et, bien entendu, dans le comportement des personnages qui continuent à vivre comme si la mort du père ne les dérangeait pas. La vie ne s'arrête pas; l'emploi du temps est strictement respecté.

Le temps passe, bien marqué par les expressions: plus tard, enfin, à midi et demi, vers une heure.

Pendant la matinée, la mère sert au café, le repas a lieu à midi; à midi et demi, la narratrice couche l'enfant.

A une heure, la mère ferme le commerce.

Puis l'on prend le café avecl'oncle et la tante.

Les personnages sont pris dans leur routine et chacune de leurs actions, bien situées dans letemps, semble rapprocher l'agonisant de la mort, et ainsi contribuer, d'une certaine façon, à son trépas.

Le tempsne s'est arrêté que pendant la dernière rencontre du père et de la fille : Pendant des secondes interminables, juste avant cette passation de pouvoir dont nous avons parlé, comme si le geste du père tendant son verre et celui de la narratrice le saisissant, s'inscrivaient, eux, dans l'éternité, et pour toujours dans la mémoire d'Annie Ernaux. Tout redevient familier, habituel et tranquille dès que la narratrice quitte la chambre du mourant.

Plus rien d'étrangedans ce décor qu'elle connaît bien et dans ces parents qui viennent partager la peine et le café, attendre « la fin »en compagnie des deux femmes.

Mère, fille, oncle et tante paraissent très liés, parce qu'ils vivent le mêmeévénement au même rythme.

La narratrice parle de ma mère, mon oncle, ma tante, répétant chaque fois l'adjectif possessif de première personne par lequel elle reconnaît son appartenance à la famille.

Il n'y a que l'enfant — qu'elle n'appelle pas « mon fils » — qui, trop jeune, reste étranger à la situation, à l'attente, qui ne participe pas au rituelfamilial, et qui, par son comportement, semble même le refuser : Il n'avait pas sommeil et sautait sur son lit à ressorts de toutes ses forces. Ce rituel banal4 ces habitudes que tous les personnages adultes respectent, peut sembler choquant.

Choquant defaire la vaisselle quand son père est mourant; choquant de prendre le café alors qu'au-dessus, le chef de familleagonise.

Et pourtant qu'y a-t-il d'autre à faire? Comment se garantir autrement de l'angoisse et du désespoir?Devant le mourant, la narratrice a tenté de se rassurer : il me semblait qu'il pouvait vivre encore longtemps, et c'est encore pour se réconforter que les parents se réunissent dans la cuisine et accomplissent les gestes les plusquotidiens.

Mais les habitudes vont être dérangées, malgré les efforts de tous : l'inhabituel surgit brutalement dans le pas lent de la mère qui redescend l'escalier.

La narratrice aura beau faire, la mort, qu'elle redoutait et à laquelle elle refusait de croire, est passée, bouleversant à jamais sonexistence : j'ai cru, malgré son pas lent, inhabituel, qu'elle venait boire son café.

On sent, dans les deux dernières phrases, la volonté de la narratrice de retarder encore, l'annonce de la triste nouvelle : elle qui ne dit que l'essentielhabituellement, nous fournit ici tous les détails, comme si elle voulait prolonger encore l'attente et l'espoir : malgré son pas lent, inhabituel...

juste au tournant de l'escalier. Le passage se termine pas ces deux mots : c'est fini.

Le père est mort, et sont morts avec lui, pour Annie Ernaux, le décor de son enfance, l'atmosphère familiale, tout ce qu'elle vient d'évoquer avec simplicité et pudeur.

Undépouillement dans le style, une discrétion dans l'expression des sentiments qui ne trompent pas le lecteur.

Celui-cisent, dans les moindres détails du texte, l'émotion intense de la narratrice, qu'il découvre dans son indifférence etsa distance feintes.

Annie Ernaux parvient à nous montrer à quel point la mort de son père a été importante pourelle.

Très mal acceptée, cette disparition est vécue comme la conséquence même de sa propre existence, de tousses comportements.

La narratrice semble se reprocher son impuissance à sauver son père et ses ambitions, qui l'onttenue si longtemps éloignée de lui qu'elle le tient presque pour un étranger lors de leur dernière rencontre.

Elle sesent coupable de connaître aussi mal l'auteur de ses jours, et elle en veut à un père, qu'elle chérit au plus profondd'elle-même, de partir si tôt et de la priver à jamais de son image rassurante et de ses racines.. »

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