Andromaque de Racine. Vers 9 à 25. Commentaire. Acte premier, Scène I
Publié le 13/02/2012
Extrait du document
Pylade J'en rends grâces au ciel qui, m'arrêtant sans cesse, Semblait m'avoir fermé le chemin de la Grèce, Depuis le jour fatal que la fureur des eaux Presque aux yeux de l'Epire écarta nos vaisseaux. Combien, dans cet exil, ai?je souffert d'alarmes ! Combien à vos malheurs ai?je donné de larmes, Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger Que ma triste amitié ne pouvait partager ! Surtout je redoutais cette mélancolie Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie. Je craignais que le ciel, par un cruel secours, Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours. Mais je vous vois, Seigneur ; et si j'ose le dire, Un destin plus heureux vous conduit en Epire : Le pompeux appareil qui suit ici vos pas N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas.
Le Contexte. - Les seize vers que nous avpns à expliquer sont les premières paroles que Pylade, jeté par une tempête sur les côtes de l'Epire et vivant depuis à la cour de ce pays, adresse à son ami Oreste aujourd'hui ambassadeur des Grecs auprès de Pyrrhus, roi d'Epire. Les deux jeunes gens ne se sont pas vus depuis le jour où cette tempête les sépara; ils se réjouissent de l'incident qui les réunit après six longs mois.
Ce texte n'est pas d'une importance capitale; néanmoins il nous initie à l'action, nous présente en raccourci deux caractères, et peut nous aider à étudier l'art et le style de Racine....
«
vecu provenant de l'orgueil, du desceuvrement, de la faiblesse d'une vo-
lonte qui cede a ('imagination, a la sensibilite.
Oreste est un infortune que la fatalite antique, implacable, poursuit, lui et toute sa famille.
Racine,
en cela, se conforme a la fable grecque.
La Destinee regissait le theatre
eschylien; elle jouera encore un role important dans les tragedies de
Racine fortement teintees d'un jansenisme, coa la liberte humaine est si
restreinte.
Pylade n'a encore d'autre caractere que celui d'un ami, anxieux a la
pensee des malheurs qui peuvent avoir atteint celui qu'il considere vrai-
ment comme Oète rrête la personnalité à une région, et lui SUppose des yeux.
Peut-etre n y a-t-il là qu'une habileté pour éviter une difficulté prosodique : dans en vue de l'Epire, l'e ne s'élidant pas.
Ecarta nos vaisseaux, équivaut à sépara.
Assez rare au xvn ..
siècle, ce sens adopté plusieurs fois par Racine, s'explique aisément.
Ecarter signifie, littéralement, mettre la carte hors du jeu, la séparer des autres : d'où l'ac ception plus générale d'éloigner, de séparer.
Combien ai-.ie...
dans les phrases exclamatives commençant par un mot interrogatif, la grammaire actuelle exige que le sujet soit place avant le verbe s'il n'y a pas de négation.
Il faudrait donc ici : Combien j'ai souffert.
Si, au contraire, on emploie la négation, on dira·: Combien n'ai· je pas souffert.
Alarmes vient de «A l'arme!» appel à la garde en cas de danger.
L'expression n'a conservé, dans la suite, que le sens d'inquiétude.
(L'inquiétude, en effet, provoquait ce cri J?OUssé par les soldats du poste.)
Au xvn• siècle, ce mot signifie plutôt tnstesse, événements causant des craintes angoissantes.
Vos malheurs.
Nous avons déjà remarqué que les amis ne se tutoient pas au xvn• siècle.
Ma triste amitié.
Encore l'abstrait pour le concret : c'est Pylade, l'ami qui est triste.
- Aujourd'hui, triste, placé devant certains mots, leur donne un sens péjoratif.
On connaît le dicton déjà ancien : «Un saint triste est un triste saint)}, où s'opposent les deux sens.
Une «triste amitié», ce serait une amitié précaire, ou néfaste, ou réprouvée par la morale : une compli cité.
Chez Pylade, c'est une amitié attristée par ·l'impuissance de porter secours à Oreste.
- Quelque chose de semblable s'est produit pour le mot «sacré».
Cette mélancolie : du grec melas : noir et kholê : bile, signifie, littérale ment : humeur noire.
Ce mot était alors beaucoup plus fort que de nos jours; il indique une passion violente, et ici, une tristesse incurable qui pousse au désespoir.
La mélancolie est le trait traditionnel de l'âme d'Oreste..
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