André Gide écrit : « Notre littérature, et singulièrement la romantique, a louangé, cultivé, propagé la tristesse (...) Pour moi, je tiens pour impie le vers de Musset tant prôné : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. » Êtes-vous d'accord avec cette prise de position ? Appuyez-vous sur des exemples précis.
Publié le 21/02/2011
Extrait du document
C'est à ce phénomène que Musset fait allusion, dans La Nuit de Mai, d'où est extrait le vers cité par Gide. C'est l'idée romantique qu'un malheur féconde l'invention de l'écrivain... Déjà du Bellay, dans Les Regrets, trouvait son inspiration dans sa détresse d'exilé. La rupture avec Georges Sand, la mort d'une fille, font que Musset, Hugo, écrivent Les Nuits ou A Villequier (cf. ce que dit la Muse dans La Nuit de Mai : « Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure «).
«
littérature comme révélateur d'une beauté généralement ignorée est plus spécialement développée de nos jours, lesécrivains n'ont pas attendu des déclarations théoriques pour laisser dans leur oeuvre un écho des plaisirs de la vie(cf.
les thèmes épicuriens de Ronsard), ou communiquer une vision optimiste de l'univers (cf.
la confiance deRabelais dans la nature humaine, qu'il exprime dans ses programmes d'éducation, ou dans l'épisode de Thélème ; sonlyrisme exalte les possibilités de l'homme).
2.
La joie de l'adhésion à des valeurs.On a vu qu'il existe toute une littérature qui « remue des plaies ».
Mais si Cocteau définit le beau livre comme « celuiqui sème à foison des points d'interrogation », cela n'empêche pas la possibilité pour les écrivains qui en ressententle besoin d'affirmer de grandes certitudes et d'échapper ainsi aux angoisses du doute ou de la désillusion.
C'est parexemple le lyrisme d'un Claudel qui définit le monde comme « une immense matière qui attend le poète pour endégager le sens et pour le transformer en action de grâces ».
Comme le Moïse de son « Magnificat » (dans LesGrandes Odes), il semble — à certains moments du moins — qu'il n'y ait « point de doute et d'hésitation dans soncœur ».
Il faudrait aussi étudier le lyrisme de Péguy.
Les valeurs acceptées ainsi avec joie par certains écrivains nesont d'ailleurs pas nécessairement religieuses ; elles peuvent correspondre à une profession de foi humaniste : cf.Malraux qui intitule son roman L'Espoir, espoir d'une victoire des conceptions qui sont les siennes, la fraternité parexemple, malgré toutes les difficultés rencontrées.Car la joie peut n'être pas « donnée » telle quelle ; dans certains cas, elle n'ignore pas les problèmes liés à lacondition humaine, mais, au lieu d'y trouver l'occasion de « cultiver la tristesse », elle les transcende.
L'Espoir, aprèsdes récits très âpres de combats ou même d'échecs, fait place dans sa dernière page à l'audition par un despersonnages d'une symphonie de Beethoven ; au rythme de la musique, Manuel revient sur sa vie, et prendconscience de « la possibilité infinie » du destin des hommes.
On songe aussi à l'itinéraire de certains héros deClaudel, comme Rodrigue dans Le Soulier de Satin, qui ne conquiert la sérénité qu'après l'expérience de la souffrancedue à l'impossibilité de son amour pour Prouhèze ; l'obstacle que constitue dans ces circonstances la religion estd'abord combattu, puis librement accepté.
On évoquera aussi bien sûr les héros de Corneille qui, d'abord angoisséspar le choix auquel ils doivent procéder, définissent la voie qu'ils doivent suivre, et s'y tiennent, dans l'exaltationd'une liberté qui est une victoire sur eux-mêmes.
Polyeucte, déchiré au départ entre sa foi et son amour pourPauline, parvient à la joie d'un engagement total (« Je le ferais encore si j'avais à le faire ») et, en dépit de sa mort,réussit même à englober Pauline dans sa certitude joyeuse, puisqu'elle se convertit.Il faut préciser que ce dépassement, difficilement conquis, de la « tristesse », est le fait d'écrivains très différents(cf.
par exemple Zola qui termine Le Docteur Pascal de façon optimiste, après avoir fait évoluer tous sespersonnages dans une atmosphère très sombre).
Grâce à cette façon dont la littérature affirme la victoire del'homme sur tout ce qui pourrait entraîner sa « tristesse », elle évite l'écueil de l'optimisme béat, en vertu duquel ellepourrait méconnaître les rigueurs de la réalité.
CONCLUSION
On comprend l'irritation de Gide devant la complaisance pour la tristesse.
Pourquoi d'ailleurs faire, comme Musset, dudésespoir ou de la joie les critères de jugement d'une oeuvre ? Il faut constater que, de toutes façons, la littératureétant une transfiguration du réel, elle enlève aux « chants désespérés » une part de leur acuité, en les parant d'unesorte d'auréole.
Et ne peut-on parler, dans tous les cas, d'une joie attachée à la création en elle-même ? Du Bellayavait saisi cette notion, et disait dépasser ses déceptions grâce à son art :
« Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,Si bien qu'en les chantant, souvent je les enchante.Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.
».
»
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