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Analysez ce texte de Montaigne et commentez l'idée qui vous paraît la plus intéressante.

Publié le 29/03/2014

Extrait du document

montaigne

 

Mon opinion est qu'il faut se prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même. Si ma volonté se trouvait aisée à s'hypothéquer et à s'appliquer, je n'y durerais pas : je suis trop tendre, et par nature et par usage,

Fugax rerum, securaque in otia natus 2.

Les débats contestés et opiniâtrés qui donneraient enfin avantage

à mon adversaire, l'issue qui rendrait honteuse ma chaude pour-suite, me rongerait à l'aventure bien cruellement. Si je mordais à même, comme font les autres, mon âme n'aurait jamais la force de porter les alarmes et émotions qui suivent ceux gui embrassent tant ; elle serait incontinent disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on m'a poussé au maniement d'affaires étrangères, j'ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m'en charger, non de les incorporer ; de m'en soigner 4, oui, de m'en passionner, nullement : j'y regarde, mais je ne les couve point. J'ai assez affaire à disposer et ranger la presse domestique 5, que j'ai dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger et me fouler d'une presse étrangère ; et suis assez intéressé de mes affaires essentiels, propres et naturels 6, sans en convier d'autres forains'. Ceux qui savent combien ils se doivent et de combien d'offices ils sont obligés à eux 8, trouvent que nature leur a donné cette commis¬sion' pleine assez et nullement oisive. Tu as bien largement affaire chez toi, ne t'éloigne pas.

Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour tous ceux à qui ils s'asservissent ; leurs

1. S'aliéner. — 2. «Ennemi des tracas, né pour les loisirs paisibles.« ( Ovide, Tristes, III, //, 9). — 3. Supporter. — 4. Soucier. — 5. Tumulte intérieur. — 6. Affaire au masc. —7. Extérieurs. — 8. Envers eux-mêmes. —9. Charge.

 

locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l'hypothéquer qu'aux occasions justes ; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens appris à1 se laisser emporter et saisir : ils le font partout, aux petites choses comme aux grandes, à ce qui ne les touche point comme à ce qui les touche ; ils s'ingèrent indifféremment où il y a de la besogne et de l'obligation, et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt negotii causa. Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. Ce n'est pas qu'ils veuillent aller, tant comme c'est qu'ils ne se peuvent tenir 2. Ni plus ni moins qu'une pierre ébranlée en sa chute, qui ne s'arrête jusqu'à tant qu'elle se couche. L'occupation est à certaine manière de gens marque de suffisance' et de dignité. Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau. Ils se peuvent dire autant serviables à leurs amis comme importuns à eux-mêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, chacun y distribue son temps et sa vie ; il n'est rien de quoi nous soyons si prodigues que de ces choses-là, desquelles seules l'avarice nous serait utile et louable.

Je prends une complexion toute diverse'. Je me tiens sur moi, et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu; m'occupe et m'embesogne de même : rarement et tranquillement. Tout ce qu'ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence. Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde. Il le faut glisser, non pas s'y enfoncer. La volupté même est doulou¬reuse en sa profondeur...

Cette âpreté et violence de désir empêche, plus qu'elle ne sert, à la conduite de ce qu'on entreprend, nous remplit d'impatience envers les événements ou contraires ou tardifs, et d'aigreur et de soupçon envers ceux avec qui nous négocions. Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits... Celui qui n'y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il faut d'atteinte 6 sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention 6 violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d'imprudence

1. Qui ont pris l'habitude de. — 2. Qu'ils ne peuvent rester en place. —3. Capacité. — 4. Tout opposée. — 5. S'il échoue (n'atteint pas son but) c'est.... — 6. Tension.

 

et d'injustice l'impétuosité de son désir l'emporte : ce sont mou-vements téméraires, et, si fortune n'y prête beaucoup, de peu de fruit... Non seulement la colère trouble, mais de soi elle lasse aussi les bras de ceux qui châtient. Ce feu étourdit et consomme leur force. Comme en la précipitation festinatio tarda est 1, la hâtiveté se donne elle-même la jambe 2, s'entrave et s'arrête. Ipsa se velocitas implicat 3. Pour exemple, selon ce que j'en vois par usage ordinaire, l'avarice n'a point de plus grand détourbier4 que soi-même : plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle est fertile. Communément elle attrape plus promptement les richesses, masquée d'une image de libéralité.

MONTAIGNE, Essais, III, X

Ce texte écrit à la première personne ne saurait donner lieu à un résumé.

ANALYSE

Dans ce texte, Montaigne part de son propre exemple : il refuse de prendre à coeur les discussions, les affaires d'autrui, se contentant de ses prbpres affaires. Puis il évoque l'attitude commune des hommes qui ne trouvent que dans l'agitation la sensation de la vie, et recherchent cette agitation. Le philosophe revient alors à son propre cas, donnant pour modèle la modéra¬tion de ses désirs et de son activité. La dernière partie va plus loin : passant de son goût personnel à des arguments plus pro¬bants, Montaigne démontre qu'un certain recul pris par rapport aux affaires dont on est chargé permet de les régler beaucoup mieux.

COMMENTAIRE

C'est la première phrase du texte qui le résume le plus nette¬ment. Vous trouverez dans le G.P.B. 861 (pp. 43 à 46, n° 14) une dissertation toute rédigée dont le sujet invite précisément à commenter cette formule de Montaigne.

I. «La hâte est source de retard.« (Quinte-Curce). — 2. Se donne un croc-en-jambe. — 3. «La rapidité s'entrave elle-même.« (Senèque, Lettres, XLIV). — 4. Obstacle.

montaigne

« 28 L'HOMME PARMI LES HOMMES locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux.

Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l'hypothéquer qu'aux occasions justes; lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement.

Voyez les gens appris à 1 se laisser emporter et saisir : ils le font partout, aux petites choses comme aux grandes, à ce qui ne les touche point comme à ce qui les touche; ils s'ingèrent indifféremment où il y a de la besogne et de l'obligation, et sont sans vie quand ils sont sans agitation tumultuaire.

In negotiis sunt negotii causa.

Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement.

Ce n'est pas qu'ils veuillent aller, tant comme c'est qu'ils ne se peuvent tenir 2 • Ni plus ni moins qu'une pierre ébranlée en sa chute, qui ne s'arrête jusqu'à tant qu'elle se couche.

L'occupation est à certaine manière de gens marque de suffisance 3 et de dignité.

Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau.

Ils se peuvent dire autant serviables à leurs amis comme importuns à eux-mêmes.

Personne ne distribue son argent à autrui, chacun y distribue son temps et sa vie; il n'est rien de quoi nous soyons si prodigues que de ces choses-là, desquelles seules l'avarice nous serait utile et louable.

· Je prends une complexion toute diverse 4 • Je me tiens sur moi, et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu; m'occupe et m'embesogne de même : rarement et tranquillement.

Tout ce qu'ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence.

Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde.

Il le faut glisser, non pas s'y enfoncer.

La volupté même est doulou­ reuse en sa profondeur ...

Cette âpreté et violence de désir empêche, plus qu'elle ne sert, à la conduite de ce qu'on entreprend, nous remplit d'impatience envers les événements ou contraires ou tardifs, et d'aigreur et de soupçon envers ceux avec qui nous négocions.

Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits ...

Celui qui n'y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions; il faut d'atteinte 5 sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main.

En celui qui est enivré de cette intention 6 violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d'imprudence 1.

Qui ont pris /'habitude de.

- 2.

Qu'ils ne peuvent rester en place.

- 3.

Capacité.

- 4.

Tout opposée.

- 5.

S'il échoue (n'atteint pas son but) c'est ....

- 6.

Tension.. »

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