Syntax Error: Expected the default config, but wasn't able to find it, or it isn't a Dictionary Aliocha Wald Lasowski POLITIQUE ET ESTHETIQUE DANS L’ENFANCE D’UN CHEF DE SARTRE RELIEF 1 (1), 2007 – ISSN : 1873?5045. P28?49 http ://www.revue?relief.org URN:NBN:NL:UI:10-1-112980 Igitur, Utrecht Publishing & Archiving Services © The author keeps the copyright of this article L’enfance d’un chef n’accorde que peu d’importance aux formes politiques de la solidarité humaine ou encore de la simple communication avec autrui. Parce qu’elle privilégie, à l’origine du moins, l’individuel et le singulier, la fiction romanesque atteint au politique par une voie oblique : dans quelle mesure le petit roman de Sartre peut?il entrer en débat avec la politique ? On notera à ce propos que L’enfance d’un chef multiplie les références ponctuelles et indirectes aux hommes politiques français des années 1920 et 1930 : le petit roman mentionne Raymond Poincaré, président de la République ; Aristide Briand, président du Conseil, Édouard Herriot, ministre d’État du parti radical, Léon Blum, homme politique socialiste. L’entrée du personnage principal chez les camelots du Roi évoque Barrès et Maurras1 . Et c’est donc aujourd’hui, actuellement, qu’en quelque sorte ce contenu fait surface. Cela étant, L’enfance d’un chef n’est pas de ces œuvres qui prennent en compte directement une époque et un monde. S’y dessinerait plutôt en filigrane, entre les lignes du texte, une réflexion constituée sur les rapports sociaux et politiques de l’individuel et du collectif. La nouvelle de Sartre, terminée en juillet 1938, inédite jusqu’à sa parution dans le recueil Le Mur en janvier 1939 2 , est prise dans un double dispositif qui la porte tout entier vers sa fin : la démonstration philosophique et littéraire d’une part, la vision subjective et esthétique d’autre part, font d’abord écran à l’aspect proprement politique du 28 romanesque. A sa publication, le recueil Le Mur a reçu le prix du Roman populiste en avril 1940 : à travers posture de répulsion, rejet d’un humanisme grotesque, artifice de la nausée et dénégation du social, Sartre se réclame à bon droit de Louis?Ferdinand Céline. Si pourtant la pathologie du social se prévaut d’un imaginaire populiste, le visage de l’anti?héros nauséeux et contingent Lucien Fleurier est bien celui de la France provinciale de l’immédiat avant?guerre. L’enfance d’un chef se propose d’être, sous forme romanesque, un « laboratoire de l’existence », suivant l’expression de Julia Kristeva 3 à travers une satire qui, à la manière du canular sartrien, est une critique de la société, impliquant rupture de ton, sentiment de dégradation, fragment inséré dans le récit et discours imitant les stéréotypes. Présentant la réalité quotidienne comme un spectacle grotesque, la satire, pratique fictionnelle et parodique, est dans son principe un développement du geste littéraire. L’inertie et la paresse du faible Lucien non seulement manifestent une parodie de la vie bourgeoise, mais aussi prolongent la philosophie sartrienne du désordre de la contingence et du monde. Ce qui caractérise le style de Sartre dans L’enfance d’un chef, c’est sa capacité à dire plusieurs choses en une, échappant au tragique de la linéarité et à la succession romanesque. LUCIEN FLEURIER : UN ANTI?HEROS Il me dit qu’il a lu et fait lire à deux de ses collègues L’enfance d’un chef. “Ils m’ont dit : mais votre camarade est antisémite. Et je dois dire que si je ne te connaissais pas…” 4 1. Lucien Fleurier : portrait d’un « salaud » En suivant le récit ironique de l’enfance et de l’adolescence de son héros – qui emprunte des traits généraux à l’époque et à la situation historiques –, Sartre raconte dans L’enfance d’un chef l’apprentissage d’un « salaud », celui dont l’appartenance sociale à la classe dominante conditionne l’existence, celui pour qui le statut de « chef » demeure l’unique valeur. Dans une Lettre au Castor, Sartre note le 12 mai 1940 que « dans Le mur il n’y avait que des 29 salauds ». Salaud, ce terme familier apparaît pour la première fois dans La Nausée avec une majuscule d’antonomase et désigne celui qui renonce à sa liberté et qui oublie sa contingence pour faire coïncider son être avec son pure existence sociale : son appartenance à la société conditionne et détermine absolument sa vie. Le Salaud est donc par excellence le chef : celui qui a un être de droit, un être de la famille, un être de classe. Le personnage de Lucien Fleurier, Sartre l’a certes inventé, mais « ce n’était pas très difficile, parce que de mon temps il y avait des tas de gens qui étaient comme ça », explique?t?il lors d’entretiens réalisés à l’occasion du film Sartre par lui?même, en 1972 : Il s’agissait au fond d’expliquer pourquoi on était antisémite dans une première tentative, mais le personnage n’a de sympathique et de commun que le sentiment de sa contingence, seulement, il réagit comme un salaud, c’est?à?dire qu’il se crée immédiatement une attitude, des droits et tout ça. 5 De nouveau, en août 1974, Sartre définit comme « salauds » ceux qui « mettent leur liberté à se faire reconnaître comme bons par d’autres, alors qu’en réalité ils sont mauvais à cause de leur activité même », d’après l’entretien que Sartre accorde à Simone de Beauvoir 6 . Sartre précise lors d’entretiens pour le film Sartre par lui?même en 1972 : « on ne doit pas être cet enfant ! […] cette enfance ne ressemble pas à la mienne. » Dans « Matérialisme et Révolution », il précise cette idée en donnant de Lucien une définition générale : Tout membre de la classe dominante est homme de droit divin. Né dans un milieu de chefs, il est persuadé dès son enfance qu’il est né pour commander. […] Il y a une certaine fonction sociale qui l’attend dans l’avenir, dans laquelle il se coulera dès qu’il en aura l’âge et qui est comme la réalité métaphysique de son individu. Sartre poursuit : il existe parce qu’il a le droit d’exister. Ce caractère sacré du bourgeois pour le bourgeois, qui se manifeste par des cérémonies de reconnaissance, c’est ce qu’on nomme la dignité humaine. L’idéologie de la classe dirigeante est tout entière pénétrée par cette idée de dignité 7 . 30 2. Lucien Fleurier : portrait d’un « chef » L’enfance d’un chef apparaît comme le petit roman de formation d’un personnage négatif et bourgeois, Lucien Fleurier, futur chef d’industrie à travers lequel s’affirme la critique parodique de tous les conservatismes de l’époque. Si l’on en juge par un passage de Situations II, Lucien Fleurier correspond à un personnage que Sartre a véritablement rencontré : J’ai connu vers 1924 un jeune homme de bonne famille, entiché de littérature et tout particulièrement des auteurs contemporains. Il se gorgea de la poésie des bars quand elle était à la mode, puis, à la mort de son père, reprit sagement l’usine familiale et le droit chemin. Il a épousé une riche héritière. Vers le moment qu’il se maria, il puisa dans ses lectures la formule qui devait justifier sa vie. “Il faut, m’écrivit?il un jour, faire comme tout le monde et n’être comme personne”. 8 Tel est Lucien Fleurier, dont l’ensemble des actes fonde une existence d’alibi, une conduite par approximation dont la morale semble tout droit établie d’après le modèle de L’Ordre (1929) de Marcel Arland, s’identifie à son père en conformité avec son milieu social. Comme histoire de l’apprentissage politique qui conduit un jeune homme dans les rangs de l’Action française, L’enfance d’un chef laisse affleurer le contexte politique et l’environnement international de la France de l’entre?deux?guerres. On connaît le retentissement que donne au mot « chef », entre les deux guerres, la montée des extrémismes. Lucien, qui prépare dans les années 1920 le concours de l’École centrale au lycée Saint? Louis, découvre Les Déracinés de Maurice Barrès que lui prête son ami André Lemordant « Lucien trouva que Sturel lui ressemblait. “C‘est pourtant vrai, se dit?il, je suis un déraciné” ». De nouveau, on offre à Lucien un caractère et un destin, « une méthode pour se définir et s’apprécier ». C’est donc vers le groupe des Camelots du roi que s’oriente Lucien : « L’inconscient plein d’odeurs agrestes dont Barrès lui faisait cadeau […] il le trouverait à ses pieds […] comme un humus nourrissant où Lucien puiserait la force de devenir un chef »T9 . L’image du chef trouve sa puissance d’incarnation dans le fascisme, dont l’influence touche l’ensemble du continent européen : elle appartient à la mythologie culturelle de l’époque, à l’idéologie conquérante et guerrière 31 de la littérature des années 1930. Du point de vue de la composition générale, l’ensemble des nouvelles du Mur fait écho à un autre recueil de nouvelles, La Comédie de Charleroi de Pierre Drieu La Rochelle qui paraît en 1934. Dans La Comédie de Charleroi, Drieu écrit : « Qu’est?ce qui soudain jaillissait ? Un chef. Non seulement un homme, un chef. Un chef, c’est un homme à son plein ; l’homme qui donne et qui prend. J’étais un chef. » 10 . Drieu cherche une compensation à son angoisse et la trouve dans l’idéologie fasciste, qui promet une Europe forte, écrit?il dans Le Jeune Européen, capable, d’après Socialisme fasciste, de pallier les défaillances des démocraties. En 1934, Drieu se proclame fasciste. Il rapporte sa rencontre avec un jeune chef des Jeunesses hitlériennes en 1934 : « C’était là le regard de quelqu’un qui a souvent besoin de décider promptement du sens à donner à une nouvelle figure » écrit?il dans « Souvenir d’hier » 11 . Le thème du chef obsède l’œuvre de Drieu. C’est ainsi qu’il publie en 1933 une pièce en quatre actes, Le Chef. Ce qui caractérise le chef, c’est qu’il est paré de toutes les qualités du guerrier. C&rs...