Analyse littéraire: Acte I, scène 6 - Le jeu de l'Amour et du Hasard de MARIVAUX
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
«
l'excellence de son entrée (« Tu fais ta commission de fort bonne grâce »).
Auprès de Silvia, il marque sans douteun point.
Auprès du public, son attitude doit intriguer (au sens précis du terme) : en effet, Dorante est attendu; onse demande comment il va paraître; va-t-il trahir sa condition par son langage? Va-t-il faire vraiment le valet, aurisque de déplaire à Silvia? Dans l'un et l'autre cas, son entreprise est risquée...Silvia, aussitôt.
C'est à son tour d'être l'objet de l'attention générale.
Tout de suite, Orgon attaque : « Que dis-tude ce garçon-là? » (comme si l'intérêt essentiel des maîtres était de savoir comment les valets et servantes sejugent les uns les autres ! Nous sommes bien en pleine convention théâtrale).
C'est exactement la question que sepose le public, complice d'Orgon et de Mario : comment « Lisette »-Silvia va-t-elle entrer dans son rôle ? Va-t-ellesupporter l'ironie de son père qui la touche là où elle est sensible (c'est-à-dire sur la conduite qu'elle doit tenir àl'égard d'un valet dont elle joue à partager la condition) ?Les deux répliques qui suivent amusent nécessairement le spectateur par leur double portée.
« Silvia : Moi,Monsieur, je dis qu'il est le bienvenu, et qu'il promet.
— Dorante : Vous avez bien de la bonté; je fais du mieux qu'ilm'est possible.
» Silvia se sent obligée d'être polie, et même complaisante; mais elle ne sait pas à qui elle a à faire,et en disant que Dorante « promet », elle en dit beaucoup plus qu'elle ne croit.
Dorante est plus que poli; enl'entendant dire qu'il fait de son mieux, nous nous amusons : car il fait bien de son mieux...
pour avoir vraiment l'aird'un valet, — mais d'un valet qui ne peut oublier totalement son éducation.A peine cet échange a-t-il mis en situation les deux jeunes gens l'un en face de l'autre, dans leurs positions detrompeurs-trompés (chacun joue la comédie, chacun ignore que l'autre la lui joue !), que Mario pousse plus avantleur confrontation.
Il met carrément sa soeur sur le gril, en lui présentant Dorante comme désirable.
Dorante peut sesentir mal à l'aise d'être traité en objet (« ce garçon-là », dit-on de lui, et on parle de lui à la troisième personne !).Silvia ne peut être que vexée d'être verbalement jetée dans les bras de ce valet par son frère.
Orgon et lesspectateurs sourient : voilà qui apprendra ces jeunes gens à vouloir jouer les rôles qui ne sont pas les leurs !Chacun est enfermé dans la condition qu'il a voulu singer !C'est alors que se produit le premier échange direct entre Dorante et Silvia, rapprochés qu'ils sont par le regard queMario et Orgon jettent sur eux.
« Ne vous fâchez pas, Mademoiselle [...] — Cette modestie-là me plaît.
» Malgré lelangage auquel les réduisent leurs déguisements, les deux jeunes gens se montrent sensibles l'un à l'autre.
Bien sûr,nous l'attendions; et le public, qui a envie d'aimer les jeunes tourtereaux en même temps qu'il s'amuse d'eux, estravi.
Mais ce qu'il faut signaler, c'est que les deux personnages aiment en l'autre ce qui justement échappe à leurcondition de valets.
Dorante dit « Mademoiselle », fait preuve de discrétion; Silvia aime cette « modestie », cela lui« plaît ».
Nous nous plaisons donc à voir la « nature » des jeunes gens (c'est-à-dire leur éducation) l'emporter surleurs déguisements, sans qu'ils sachent pourquoi, et en quelque sorte malgré eux.
Le jeu de l'amour...
ne se fait pasau hasard!
Deuxième étape.
La leçon de langage populaire
Mario continue de forcer la scène, pour nous faire profiter de la comédie; sans doute veut-il aussi accélérer unprocessus naturel qu'il estime fatal : ces deux jeunes gens finiront par s'aimer; mettons-les au plus vite sur la voie !Pour le spectateur, c'est l'occasion de savourer les contradictions internes qu'éprouvent nos personnages entre leursentiment naissant, leur réserve et la logique de leurs déguisements.En cinq lignes, Mario fait la leçon à nos deux valets supposés : il les remet « à leur place », en leur enjoignant de setraiter familièrement.
Le public, qui sait tout, comme Mario, est en parfaite complicité avec lui.
Le jeu consiste pourMario à s'adresser à Silvia et Dorante comme s'il s'agissait de vrais acteurs en train de jouer la comédie — et ils lesont en effet, mais sans savoir que le partenaire l'est aussi.
Silvia a sans doute peur que Mario dévoile sonstratagème; Dorante doit avoir honte des imperfections de son jeu — révélées tout haut par Mario.
Le publicéprouve un réel sentiment de supériorité, à la suite de Mario, sur les deux apprentis acteurs qui ignorent qu'on saittout d'eux.A un deuxième degré, le public s'amuse de voir Mario jouer sur les préjugés sociaux.
« Entre gens comme vous »,dit-il.
Il affecte d'avoir les préjugés des maîtres qui ne sauraient supporter que des serviteurs manifestent de ladistinction.
A travers Mario, ironie donc de Marivaux qui souligne les conformismes (langage, vêtements,comportements) qu'impose la hiérarchie sociale, aux différentes catégories...
Comme le dit un peu plus loin Mario, lesvalets n'ont droit qu'à un « jargon » (terme péjoratif, désignant un langage à part).Sous la férule de Mario, les jeunes gens sont obligés de suivre la règle de leur condition.
Mais (malgré lui ?),Dorante-dit-« Bourguignon » emploie une formule de politesse consacrée dans le langage distingué : « Je n'en seraipas moins votre serviteur.
» Le public (et Mario, et Orgon) s'amuse de voir ce terme adressé par quelqu'un qu'ilssavent être un homme de qualité à une « soubrette ».
Marivaux joue en outre sur le sens premier du mot «serviteur», sens usé dans la formule de politesse habituelle, mais qui reprend ici sa signification concrète dans la bouche d'un« domestique »! Mari° s'exclame : c'est ton serviteur qu'il faut dire ! Les domestiques doivent se tutoyer !C'est à Silvia d'être humiliée : être tutoyée, chose normale pour une servante, cela ne l'est pas du tout pour lajeune fille de bonne famille qu'elle demeure.
Or, c'est Mario, qui connaît les convenances, qui la soumet ainsi à lafamiliarité de « Bourguignon ».
Tandis qu'Orgon s'amuse hautement, elle brise le jeu en déclarant tout bas : « Vousme jouez, mon frère.
» (=Vous vous moquez vraiment de moi !) C'est là un aparté : la convention veut que Dorantene l'entende pas; le public est directement renseigné sur l'état d'âme de Silvia; il est ainsi libre de s'identifier(provisoirement) au sentiment de l'héroïne; il est en même temps intrigué : jusqu'où la « comédie » va-t-elle aller ?L'attitude noble de Dorante va aider Silvia à accepter le tutoiement : «J'attends les ordres de Lisette », dit-il.
En unsens, elle consent à être tutoyée par ce valet dans la mesure où celui-ci le lui a demandé avec une courtoisie demaître !...
Bien entendu, elle reste froissée : « puisque cela divertit ces messieurs ».
Mais en définitive, se trouveravec « Bourguignon » l'objet de la risée des deux autres la rapproche de lui.
Notons la double portée de la formule «cela divertit ces messieurs » : il s'agit d'Orgon et Mario, bien sûr, mais au-delà d'eux, de tout le public qui s'amuse !.
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