ANALYSE DE LA QUATRIÈME PARTIE DE LA NOUVELLE HELOISE DE ROUSSEAU
Publié le 29/04/2011
Extrait du document
Inquiétudes de Julie dans sa vie conjugale. Six ans se sont écoulés. Julie est heureuse ou elle devrait l'être. Saint-Preux est loin ; on est sans nouvelles de lui. Peut-être est-il mort dans cette aventureuse expédition de l'amiral Anson. Le drame d'amour coupable n'a pas laissé de traces. M. de Wolmar est un excellent mari. Julie est mère ; elle a deux enfants charmants. Sa vie est active, paisible, remplie. Et pourtant elle n'est pas heureuse. Elle rappelle Claire, qui s'est éloignée pour ses affaires, auprès d'elle. Seule la présence d'une amie si chère peut la défendre contre elle-même. Contre des remords, d'abord, car elle a épousé M. de Wolmar en le trompant odieusement. Il a cru épouser une fille honnête et il ne recevait que l'amante de Saint-Preux. Depuis Julie a été une épouse irréprochable. Mais cela ne suffit pas pour lui donner la paix de la conscience. Ne doit-elle pas tout avouer à M. de Wolmar ? Si elle avoue ne la chassera-t-il pas dans sa juste colère ? Ses enfants ne perdront-ils pas leur mère ? Cette incertitude douloureuse n'est pas la seule cause de son inquiétude. Un souvenir habite en elle, plus fort que la raison, plus fort que la vertu, plus fort que la conviction où elle voudrait être d'avoir choisi la meilleure part : le souvenir de ses anciennes amours. Ce souvenir n'est pas du tout d'accord avec les intentions moralisantes de Rousseau. Il a essayé de se convaincre et de nous convaincre que son roman était le plus utile des sermons, qu'il enseignait le secret des ménages heureux où il n'est pas besoin de passion, où il suffit d'estime, de confiance, de fidélité, de dévouement aux tâches de la vie domestique. Pour que la démonstration soit convaincante, il faudrait que Julie soit heureuse, tout au moins qu'elle ne souffre plus. Or les trois dernières parties font alterner les preuves du bonheur de Julie et les témoignages de détresses qu'elle a peine à étouffer. Ces contradictions sont fâcheuses, logiquement. Mais ce sont elles, pour une part, qui donnent au roman sa vérité humaine, son pathétique. Julie devrait être heureuse si l'on était heureux parce qu'on le doit et le mérite. Mais il ne dépend pas d'elle d'étouffer le souvenir, l'aspiration vers autre chose, qu'elle a connu. Jusqu'au bout, elle doit lutter et c'est cette lutte qui fait, autant que l'aimable tableau de la vie rustique à Clarens, l'intérêt des trois dernières parties.
«
Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire.
La plus sage et la plus chérie desfemmes vient d'ouvrir son cœur à son heureux époux.
Il vous croit digne d'avoir été aimé d'elle, et il vous offre samaison.
L'innocence et la paix y régnent ; vous y trouverez l'amitié, l'hospitalité, l'estime, la confiance.
Consultezvotre cœur ; et, s'il n'y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte.
Vous ne partirez point d'ici sans y laisser unami.
Wolmar.
P.-S.
Venez, mon ami ; nous vous attendons avec empressement.
Je n'aurai pas la douleur que vous nous deviez unrefus.
Julie.
Aucune explication de cette invitation de M.
de Wolmar qui est le point critique du roman et, comme il semble, sonabsurdité.
Non seulement M.
de Wolmar vient d'apprendre de Julie qu'elle a aimé Saint-Preux, mais il sait, commenous l'apprendrons plus tard, qu'elle a été sa maîtresse.
Quelle que soit sa « philosophie », quelque confiance qu'ilmette dans la vertu en général et dans celle de sa femme en particulier, le plus humble bon sens aurait dû l'avertirqu'on ne sait jamais si ces flammes anciennes sont éteintes, que si la vertu permet de triompher elle n'empêche pasde souffrir et qu'il exposait sa femme, comme par gageure, à d'inutiles souffrances.
Rousseau a bien comprisl'invraisemblance de cette gageure.
Il a tenté de la faire justifier par M.
de Wolmar un peu plus tard.
Justificationalambiquée et paradoxale.
Nous avons indiqué dans notre Introduction que la vraie raison est ce qu'il y a de lyrisme,de confidence personnelle dans le roman.
Rousseau a rêvé de vivre entre Mme d'Houdelot et Saint-Lambert commeSaint-Preux entre M.
et Mme de Wolmar.
De très bonne foi, quand il était en tête à tête avec lui-même, à l'abri detoute tentation, il s'exaltait si vivement sur les « charmes de la vertu » et de la pure « union des cœurs » qu'il avoulu en persuader les autres par l'exemple de Saint-Preux et de Mme de Wolmar.
L'excuse de ce paradoxe n'est passeulement dans sa sincérité ; elle est dans l'accueil que lui ont fait les contemporains.
Parmi toutes les critiqueschicanières ou stupides qui ont été faites au roman il est très rare qu'on ait dénoncé le paradoxe sentimental.
Lesmœurs du siècle avaient si bien réduit l'amour au pur caprice des sens qu'en revenant au goût de l'amour vrai on secroyait obligé de le libérer tout à fait du désir physique.
L'union platonique des cœurs semblait un idéal naturel etaisé.
Ce qui fait pour nous l'un des vices essentiels du roman de Jean-Jacques a été accepté sans étonnement parla plupart des contemporains.
Son arrivée a Clarens.
Saint-Preux arrive donc.
Et Saint-Preux, dans ce retour, c'est plus que jamais Rousseau, c'est-à-dire du pathétiquesincère et humain.
Assurément il n'est jamais revenu, après quatre ans, auprès d'une maîtresse autrefois adorée etqui ne doit plus jamais être à lui.
Quand il revenait auprès de Mme de Warens, après sa conversion de Turin etquelques aventures, il ne l'aimait pas d'amour et elle ne l'aimait pas.
Mais Saint-Preux ne revoit pas seulement Julie ;il revoit son pays natal, et le pays où il a vécu.
Son amour pour ce pays, c'est l'amour de Rousseau pour sa patrieet pour son lac de Genève.
Son retour est un de ces retours que Rousseau nous a contés, dans les Confessions,avec les mêmes accents émouvants.
Par surcroît ce qui est bien l'image de Jean-Jacques, c'est la qualité de cetteémotion, désordonnée, fiévreuse, qui bouleverse toute la machine, l'un de ces états romantiques qui aimeront àconfondre la sincérité et la profondeur d'une émotion avec la violence de ses transports.
Quand j'aperçus la cime des monts, le cœur me battit fortement, en me disant : elle est là.
La même chose venaitde m'arriver en mer à la vue des côtes d'Europe.
La même chose m'était arrivée autrefois à Meillerie en découvrantla maison du baron d'Etange.
Le monde n'est jamais divisé pour moi qu'en deux régions ; celle où elle est, et celle oùelle n'est pas.
La première s'étend quand je m'éloigne, et se resserre à mesure que j'approche, comme un lieu où jene dois jamais arriver.
Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre.
Hélas ! ce lieu seul est habité ; tout lereste de l'univers est vide.
Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais ému.
L'instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac deGenève fut un instant d'extase et de ravissement.
La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrents deplaisirs avaient inondé mon cœur ; l'air des Alpes si salutaire et si pur ; le doux air de la patrie, plus suave que lesparfums de l'orient ; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l'œil humain fut jamais frappé; ce séjour charmant auquel je n'avais rien trouvé d'égal dans le tour du monde, l'aspect d'un peuple heureux etlibre, la douceur de la saison, la sérénité du climat, mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les sentiments quej'avais goûtés ; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire, et semblait me rendre à la fois lajouissance de ma vie entière.
En descendant vers la côte je sentis une impression nouvelle dont je n'avais aucune idée ; c'était un certainmouvement d'effroi qui me resserrait le cœur et me troublait malgré moi.
Cet effroi, dont je ne pouvais démêler lacause, croissait à mesure que j'approchais de la ville : il ralentissait mon empressement d'arriver, et fit enfin de telsprogrès, que je m'inquiétais autant de ma diligence que j'avais fait jusque-là de ma lenteur.
En entrant à Vevey, lasensation que j'éprouvai ne fut rien moins qu'agréable : je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empêchait derespirer ; je parlais d'une voix altérée et tremblante.
J'eus peine à me faire entendre en demandant M.
de Wolmar;car je n'osai jamais nommer sa femme.
On me dit qu'il demeurait à Clarens.
Cette nouvelle m'ôta de dessus lapoitrine un poids de cinq cents livres ; et, prenant les deux lieues qui me restaient à faire pour un répit, je meréjouis de ce qui m'eût désolé dans un autre temps ; mais j'appris avec un vrai chagrin que Mme d'Orbe était à.
»
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