AMIEL Henri Frédéric : sa vie et son oeuvre
Publié le 14/11/2018
Extrait du document
AMIEL Henri Frédéric (1821-1881). Professeur d’esthétique et de philosophie à l’académie de Genève, pédagogue effacé, auteur d’une œuvre poétique et critique mineure, au tirage modeste, Amiel ne doit la célébrité, de son vivant, qu’à un chant patriotique, Roulez tambours! composé sous la menace de l’invasion prussienne (1857). Mais au lendemain de sa mort éclate la révélation du Journal intime : un manuscrit de près de 17 000 pages, témoignant des vraies dimensions d’une intelligence universelle, dessinant les méandres d’une vie intérieure marquée par l’irrésolution, en proie surtout à la passion du dénigrement de soi-même dans le supplice sans fin de ce qu’il appelle l’« autopsie morale ».
Un obscur professeur
L'enfance d'Amiel, né à Genève dans une famille aisée, est endeuillée par la mort de sa mère (1832) et, deux ans plus tard, par le suicide de son père. Recueilli par un oncle, l’orphelin fait de bonnes études qui le conduisent de l’académie de Genève (1838-1842) aux universités de Berlin et de Heidelberg (1844-1848), où il s’imprègne de l’idéalisme hégélien. Après un voyage en Europe du Sud et l’achèvement de sa thèse, Du mouvement littéraire dans la Suisse romande et de son avenir (1849), il obtient à Genève la chaire d’esthétique et de littérature française, vacante depuis que les radicaux en ont expulsé le titulaire conservateur. Le voilà politiquement marqué sans l’avoir voulu : ses collègues, la société genevoise lui battent froid. « Furieusement susceptible », Amiel échange sa chaire contre celle de philosophie (1854), qu’il occupera sans grand éclat jusqu’à sa mort tout en publiant son œuvre : recueils d’aphorismes et de poèmes exprimant sa misanthropie, Grains de mil (1854), Il Penseroso (1858), la Part du rêve (1863), traductions de Longfellow, Goethe, Schiller, limées « en maniaque », articles de critique littéraire. Ses loisirs se partagent entre d’innombrables et platoniques intrigues féminines, quelques voyages (Hyères, Paris), des randonnées au Salève avec une poignée d’amis (Edmond Schérer, Victor Cherbuliez), des rêveries solitaires dans la nature. Mais le silence de sa « mansarde », rue des Chanoines, le rend à ses vastes lectures et aux cahiers du Journal intime. La dernière « entrée » date du 29 avril 1881, précédant de dix jours la mort de l’écrivain, qui sera inhumé au cimetière de Clarens.
Le Journal mentor
Tribunal intime, le Journal est d’abord un dialogue entre un « tu » que le scripteur sermonne et un « je » qui s’accuse d’une insurmontable timidité, que ce soit devant l’écriture ou devant les femmes : confession à deux voix où se nouent délectation morose et résolutions toujours ajournées. Mais l’intention explicite du Journal est aussi de préserver l’intégrité d'un homme qui se sent « couler, disparaître, mourir tous les jours» (1861). D’où l’urgence de diriger « l’eau du torrent, le sable de la clepsydre » vers la mémoire-réservoir des cahiers. Ainsi s’articulent en un même discours le projet moral d’aliéner l’être dans des conduites objectives (ce « Mariez-vous et faites votre volume », que l’entourage d’Amiel lui serine quotidiennement) et celui d’immobiliser sous le regard de la conscience psychologique sa fugacité subjective.
«
féminines,
quelques voyages (Hyères, Paris), des ran
données au Salève avec une poignée d'amis (Edmond
Schérer, Victor Cherbuliez), des rêveries solitaires dans
la nature.
Mais le silence de sa « mansarde >>, rue des
Chanoines, le rend à ses vastes lectures et aux cahiers du
Journal intime.
La dernière « entrée>> date du 29 avril
1881, précédant de dix jours la mort de l'écrivain, qui
sera inhumé au cimetière de Clarens.
Le Journal mentor
Tribunal intime, le Journal est d'abord un dialogue
entre un « tu >> que le scripteur sermonne et un «je >> qui
s'accuse d'une insurmontable timidité.
que ce soit devant
l'écriture ou devant les femmes : confession à deux voix
où se nouent délectation morose et résolutions toujours
ajournées.
Mais l'intention explicite du Journal est aussi
de préserver l'intégrité d'un homme qui se sent « couler,
disparaître, mourir tous les jours» (1861).
D'où l'ur
gence de diriger « 1' eau du torrent, le sable de la clepsy
dre » vers la mémoire-réservoir des cahiers.
Ainsi s'arti
culent en un même discours le projet moral d'aliéner
l'être dans des conduites objectives (ce« Mariez-vous et
faites votre volume », que l'entourage d'Amie! lui serine
quotidiennement) et celui d'immobiliser sous le regard
de la conscience psychologique sa fugacité subjective.
Le dépérissement de la conscience morale
Pourtant le Journal échoue dans sa fonction discipli
naire : Amie! rature ses articles, «chaque mot s'arrête
comme une épine au gosier >> ( 1862).
Reste un célibataire
vétilleux, épluchant sans fin les candidates au mariage
(cf.
le portrait de Philine, 1866).
N'enregistrant que des
défaites, exagérées par un sentiment précoce de déclin
physique, le Journal glisse de la morale à la psychologie.
Le « tu » délaisse 1 'impératif du commandement pour le
présent du constat ou le passé du regret, « Tu en es
venu à te contempler au lieu de te gouverner>> ( 1866),
s'effaçant même derrière des interrogations : «Est-on
tenu à l'action? >> (1874).
Attiré par la sagesse stoïcienne,
la contemplation orientale, Amie! se reconnaît dans
«l'homme de Schopenhauer>> professant en plein
XlX e siècle une doctrine du détachement qui dévalorise
l'espace de 1 'action en arène où 1 uttent les appétits.
Le
Journal tourne ainsi à une rationalisation de l' im
puissance.
Cataloguant les particularités d'une idiosyncrasie, le
texte rend compte de cette plasticité psychique par quoi
Amie! sait abolir sa personnalité au profit de mille fan
tasmes.
Successivement «mère, enfant, jeune fille,
mathématicien, musicien, érudit, moine>> et même ani
mal ou plante (J 868), lanterne magique vivant de toutes
les vies, le voilà dispensé de vivre la sienne : «Mon nom
est légion, Protée, anarchie>> (1866).
Si une métaphore
familière fait de lui un joueur de cartes avare de ses
atouts, c'est implicitement qu'un tel joueur garde ses
cartes en main.
Il se livre aussi à des expériences mysti
ques : dépassant le stade « caméléonesque », des « rêve
ries >> l'emportent dans 1' « espace sans bornes >>, réserve
infinie de déterminations, ou bien le réduisent au point
géométrique, à l'embryon qui les promet toutes.
Au-delà
ou en deçà de toute entreprise temporelle, il est pur
esprit, forme sans matière, «virtualité universelle»,
sous le scalpel de l'autopsie quoti
dienne, l'auteur a échangé son être au monde contre une
liberté en puissance désengagée de la vie.
la réconciliation
Tandis qu'Amie! s'acharne sur lui-même, le Journal
commence son existence d'œuvre.
n destine ses cahiers à
lui-même mais aussi aux lecteurs qui après lui pourraient
« s'intéresser à l'itinéraire d'une âme>> (1852).
L'œuvre
s'accroît; J'auteur tient une comptabilité des pages :
3 749 en 1860 ...
Enfin, baptisé « autobiographie >>, « his
toire intérieure >>, lu partiellement à sa vieille amie Fanny
Mercier, le Journal est promis par testament à la publica
tion posthume.
En même temps, le discours du Journal
devient discours sur le Journal.
Tantôt ennemi, «coulée
de sève, fistule qui ruine, fuite de douve>>, « pariage>>
détournant de l'action; tantôt ami et protecteur : le néant
se sauve en se disant.
Supplice exquis, �< gourmandise>>
encore meilleure d'être interdite par la censure du ru.
Discours aussi sur l'écriture du Journal : affranchi des
règles de composition imposées aux articles, « il
observe, dissèque, analyse, contemple, furète, tâtonne>>
(1877) d'une plume sans entraves.
Discours enfin sur son
contenu.
Déplorant la pauvreté d'un Maurice de Guérin,
Amie! définit le journal idéal qui donnerait > (1866); pour son compte, il pratique le plus
grand éclectisme : introspection, philosophie, religion,
peinture à la Rousseau de paysages-états d'âme, notes
politiques, psychologie des peuples à la manière de
Hegel, portraits littéraires (Chateaubriand, Lamartine ...
),
formules souvent humoristiques dégageant l'esprit d'une
œuvre, comme le « laboratoire >> de Taine, avec ses
« grincement de poulies et cliquettement de mécanique >>
(1871).
L'histoire du u Journal in tim e "· - A miel lègue ses
cahiers à Fanny Mercier.
une institutrice genevoise qu'il
connaît depuis vingt ans.
Quelques feuillets.
choisis par
e lle .
copiés par Bernard Bou vier, sont expédiés à Edmond
Schérer.
alors professeur à Paris.
Sceptique, Sch ére r hésite
même à décacheter l'enveloppe.
Puis : "Envoyez-moi tout
ce que vous pouvez du Journal d'Am ie ! ».
écrit - il le lende
main à Fanny Mercier après une lecture qui s'est prolongée
toute la nuit.
En 1883.
Schérer.
avec le co nco urs de Fanny
Mercier, publie en les pré fa ç a nt des Fragments d'un journal
intime, expurgés et corrigés.
donnant de l'auteur une image
idéalisée.
Les deu x tomes seront réé dit é s cinq fois de 1883
à 1887, traduits en anglais.
en all em an d, en it a lie n.
en russe
(avec une préface de Tolstoï).
En 1923 .
Bernard Bouvier, héritier des manuscrits.
devenu pro fe ss eur à l'ac adé m ie de Genève.
fait paraître
deux volumes expurgés mais non corrigés, qui seront réé
dités et augmentés en 1927 et préfacés par lu i- mê me.
A
p arti r de 1948, Léo n Bopp lance une édition quasi inté
grale : quatre tomes publiés en 1948, 1953.
1958.
1959.
couvrant les années 1839-1848.
1 B49, 1850, 1866.
En 1965.
Georges Poulet publie et préface une édition intégrale de
l'année 1857.
En 1966.
Bernard Gagn eb in publie et post·
face une édition intégrale de l'année 1861 et de l'hiver
1 874 -1 875.
Enfin, sous la direction de Be rn ard Gagnebin et
de Philippe M.
Monnier.
une é dit io n in té gr ale de la totalité
de l'œ uv re est en co urs de ré alisa tio n à Lausanne (l'Age
d'homme) depuis 1976.
En 1992 dix to m es avaient été
publiés.
couvrant la pér iode 1839-1877.
Parvenu à son terme, le Journal a> l'être
éparpillé : la bulle de savon se transfigure en « océan au
repos qui reflète le ciel dans sa propre profondeur »
(1880).
Réconcilié avec lui-même, Amie! dédramatise.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Henri Frédéric Amiel 1821-1880 Un homme dont la vie s'écoula sans aventure
- JOURNAL INTIME d'Henri Frédéric Amiel (résumé & analyse)
- BLOY Léon Henri Marie : sa vie et son oeuvre
- Journal intime de Henri Frédéric Amiel (analyse détaillée)
- FRAGMENTS D’UN JOURNAL INTIME. d’Henri-Frédéric Amiel