Alfred de VIGNY (1797-1863): La mort du loup
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
I Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions sans parler, dans l'humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. -- Ni le bois, ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement La girouette en deuil criait au firmament ; Car le vent élevé bien au dessus des terres, N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d'en-bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête A regardé le sable en s'y couchant ; Bientôt, Lui que jamais ici on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçait la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse ; Mais les enfants du loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adorait les romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ; Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois, Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l'homme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes ! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux ! A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. - Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur ! Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, pleurer, prier est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler, Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. "
Présentation
— Des poètes de la génération romantique, Alfred de Vigny est celui qui a publié le moins de vers, considérant qu'un auteur doit savoir «se connaître lui-même et se juger sévèrement«. Il ne publie lui-même qu'un seul recueil, Les Poèmes antiques et modernes, et c'est seulement après sa mort que paraissent Les Destinées, recueil de onze pièces, écrites entre 1838 et 1863. — Plus encore que ses poèmes de jeunesse, ces oeuvres sont des poèmes philosophiques où Vigny tente d'énoncer sa vision du monde. — La plus ancienne de ces onze pièces est La Mort du Loup, assez long poème (88 vers) composé pour l'essentiel en une seule nuit de 1838, à une époque où le poète avait été durement touché dans son existence intime : mort de sa mère et rupture avec Marie Dorval. — (1) Après avoir longuement décrit le décor de cette chasse nocturne en forêt, et ses victimes : le loup, sa louve et ses deux louveteaux, Vigny en vient à la mort de l'animal elle-même.
Mouvement du texte
(Ici encore, le mouvement est conditionné par le découpage des extraits.) Chaque fragment présente néanmoins une certaine diversité. A. Le combat et la mort du loup (v. 1 à 20) (v. 41 à 60 du texte intégral) : — Le dernier combat du loup (v. 1 à 12). — Le dernier regard du loup et sa mort (v. 13 à 20). B. La méditation du poète sur ce spectacle (v. 21 à 36) (v. 73 à 88 du texte intégral) : — La leçon de courage du loup (v. 21 à 26). — L'interprétation du dernier regard (v. 27 à 36).
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Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudreA poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuveNe l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;Mais son devoir était de les sauver, afinDe pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,A ne jamais entrer dans le pacte des villesQue l'homme a fait avec les animaux servilesQui chassent devant lui, pour avoir le coucher,Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,C'est vous qui le savez, sublimes animaux !A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisseSeul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,A force de rester studieuse et pensive,Jusqu'à ce haut degré de stoïque fiertéOù, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.Gémir, pleurer, prier est également lâche.Fais énergiquement ta longue et lourde tâcheDans la voie où le Sort a voulu t'appeler,Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
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Présentation
— Des poètes de la génération romantique, Alfred de Vigny est celui qui a publié le moins de vers, considérant qu'unauteur doit savoir «se connaître lui-même et se juger sévèrement».
Il ne publie lui-même qu'un seul recueil, LesPoèmes antiques et modernes, et c'est seulement après sa mort que paraissent Les Destinées, recueil de onzepièces, écrites entre 1838 et 1863.— Plus encore que ses poèmes de jeunesse, ces oeuvres sont des poèmes philosophiques où Vigny tente d'énoncersa vision du monde.— La plus ancienne de ces onze pièces est La Mort du Loup, assez long poème (88 vers) composé pour l'essentielen une seule nuit de 1838, à une époque où le poète avait été durement touché dans son existence intime : mortde sa mère et rupture avec Marie Dorval.— (1) Après avoir longuement décrit le décor de cette chasse nocturne en forêt, et ses victimes : le loup, sa louveet ses deux louveteaux, Vigny en vient à la mort de l'animal elle-même.
Vue d'ensemble(Ce texte étant constitué de deux extraits séparés du poème, la vue d'ensemble est nécessairement conditionnéepar ce découpage et ne donne qu'imparfaitement une image de La Mort du Loup dans son intégralité.
Les deuxpassages étudiés ici sont cependant les moments principaux de ce poème et s'éclairent l'un l'autre.)Dans ce poème en alexandrins à rimes plates, Vigny présente sous forme symbolique l'attitude qu'il juge la plus nobleface au tragique de l'existence ou de la condition humaine : un stoïcisme hautain et fier.
Il narre la mort exemplairede courage et de dignité d'un loup sauvage (ler extrait) et transcrit la méditation que ce spectacle lui a inspirée (2eextrait).
L'unité profonde entre ces deux extraits réside dans le fait que la méditation est surtout l'interprétation duregard muet que le loup a adressé au chasseur à son dernier instant.
Mouvement du texte
(Ici encore, le mouvement est conditionné par le découpage des extraits.) Chaque fragment présente néanmoinsune certaine diversité.A.
Le combat et la mort du loup (v.
1 à 20) (v.
41 à 60 du texte intégral) :— Le dernier combat du loup (v.
1 à 12).— Le dernier regard du loup et sa mort (v.
13 à 20).B.
La méditation du poète sur ce spectacle (v.
21 à 36) (v.
73 à 88 du texte intégral) :— La leçon de courage du loup (v.
21 à 26).— L'interprétation du dernier regard (v.
27 à 36).
Éléments pour une analyse de détail.
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