Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte III, scène 3 (extrait).
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Lorenzo — Suis-je un Satan ? Lumière du ciel ! je m’en souviens encore ; j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire. Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice, comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la Fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; ô Philippe ! j’entrai alors dans la vie ; et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais : Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? J’ai vu les républicains dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques ; j’ai écouté et j’ai guetté. J’ai recueilli les discours des gens du peuple, j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les larmes les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. J’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces. Philippe — Si tu n’as vu que le mal, je te plains ; mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l’ombre existe, mais non sans la lumière. Lorenzo — Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes ; c’est me faire injure. Je sais parfaitement qu’il y en a de bons ; mais à quoi servent-ils ? que font-ils ? comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? Il y a de certains côtés par où tout devient bon : un chien est un ami fidèle ; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu’il se roule sur les cadavres, et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne à une lieue. Tout ce que j’ai à voir, moi, c’est que je suis perdu, et que les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront. Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte III, scène 3 (extrait).
Scène d'extérieur — une rue à Florence — cette longue scène centrale du drame voit se croiser, comme les passants dans une ville, les protagonistes des deux intrigues principales menées contre Alexandre de Médicis. L'entrée de Lorenzo succède à l'arrestation de Pierre et Thomas Strozzi. Par un coup de théâtre, précédant cet extrait, Lorenzo vient d'abattre son jeu devant Philippe Strozzi, chef du parti républicain Mais au moment où il dévoile son projet de meurtre, il se remémore son passé et tente d'analyser ses véritables motivations. La présence muette de Philippe Strozzi, miroir de la conscience de Lorenzo, est nécessaire à la compréhension de cette longue tirade révélatrice qui prend la forme du soliloque.
«
Par ailleurs, le présent prend sa valeur générale sous la forme des maximes : « Qu'importe que la conscience soitvivante si le bras est mort » et « un chien est un ami fidèle.
» Enfin, les derniers verbes « tout ce que j'ai à voir » et« je suis perdu » opposent vigoureusement le « moi » du personnage avec le monde qui l'entoure.
Pour Lorenzo, iln'y a plus de futur possible.
— Le double registre du ton et du vocabulaireLe lexique comme l'énonciation révèlent le caractère pathétique de ces paroles, tempéré par un regard ironique quicensure une certaine emphase romantique.
On y relève des métaphores, ainsi qu'une allégorie.
« Un Satan » renvoieau goût romantique pour le Prince des Ténèbres, ange du mal et tentateur, plutôt qu'a un simple machiavélismepolitique.
L'antithèse « lumière du ciel ! » vient renforcer la référence à Satan tandis que : « Brutus moderne »renvoie au registre de l'Histoire, qui fournit des modèles ou plutôt des rôles.
La répétition du mot illustre bien laréférence cette fois au monde de la représentation - ici de l'illusion - qu'est la vie de société et s'oppose ainsi aumot « visage » tandis que l'allégorie de l'Humanité figure la présence monstrueuse de la débauche et de laprostitution généralisées.On relève à la fois un champ lexical de la religion, celui des sectes, : « la grande confrérie », « le stigmate », « unadepte » et celui, antagoniste, de la politique et du pouvoir : « les républicains », « les gens du peuple », « latyrannie », « les banquets patriotiques ».
Mais ces champs lexicaux sont affectés du ton de la dérision que vientrenforcer l'effet de succession, dans le discours, de ces deux registres.La ponctuation de ce texte destiné à être dit manifeste des tonalités diverses et nuancées.
L'usage du pointd'exclamation, parfois nommé « point pathétique », indique des ruptures accompagnées de brusques changementsd'intonation dans la voix et il donne une véhémence particulière à certaines phrases.
L'emploi des interrogationspurement oratoires produit un effet similaire On notera aussi le rythme saccadé que donne la succession de phrasesen asyndète la plupart du temps et l'emploi des virgules - pauses respiratoires, certes, mais souvent destinées àisoler ou mettre en valeur, comme des incises, deux membres de phrase.
Ex.
: « Et je me suis dit » ou « avec unfantôme à mes côtés ».
Il semble que Lorenzo souligne ainsi l'entretien avec lui-même que constitue cet étrangesoliloque.
• Une situation dramatique conflictuelle
Ces remarques stylistiques font ressortir trois aspects importants du texte.
Tout d'abord, celui-ci confirme aux yeuxde Philippe comme à ceux des spectateurs le dévoilement du personnage, expliquant ainsi les scènes précédentes etla conduite masquée de celui que Philippe Strozzi nomme l'« homme sans épée ».
Le projet affirmé, le drames'achemine maintenant vers sa réalisation.Mais ce soliloque révèle en même temps le chaos intérieur qui règne dans la conscience de Lorenzo alors qu'onaurait pu attendre de lui une tension vers l'acte à accomplir.
La lucidité de cette analyse, qui n' est en fait que lerécit d'illusions perdues, rend compte à la fois d'un scepticisme politique affirmé et d'une conscience aiguë del'absurdité d'un acte qui ne rendra pas sa liberté à Florence.
On peut voir dans ce passage des allusions précises àla situation des « républicains » sous la Monarchie de Juillet, frustrés de leur révolution mais réduits à la seule vertud'inutiles discours dont la rhétorique est lettre morte (« métaphore », « prosopopée »).Ce texte exprime aussi les tourments d'une conscience divisée.
Deux « personnages » coexistent dans l'âme inquiètede Lorenzo : son double ténébreux et luciférien le porte vers la débauche, son double lumineux l'appelle vers lapureté.
Son dilemme intérieur, qui reflète celui de Musset, donne à cette situation dramatique le ton et l'authenticitédu vécu.
On réunira sous le même masque le « je » du personnage et celui de l'auteur en quête d'unité et d'identité.
• Cet extrait de Lorenzaccio présente donc une situation dramatique conflictuelle d'autant plus pathétique qu'ellereflète la complexité des sentiments humains.
La lucidité parfaite mais cruelle de Lorenzo, que la maîtrise du langagerend plus aiguë, donne à ce personnage du drame romantique l'accent de modernité d'un héros de l'absurde que l'onn'avait pas encore entendu à la scène au XIXe siècle avant Musset..
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