Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834), Acte IV, scène XI
Publié le 17/01/2022
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La chambre de Lorenzo. Entrent le Duc et Lorenzo. LE DUC. — Je suis transi, - il fait vraiment froid. (Il ôte son épée). Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc ? LORENZO. — Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main. (Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.) LE DUC. — Tu sais que je n'aime pas les bavardages, et il m'est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. - A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi ? LORENZO. — Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit. LE DUC. — Va donc chercher ta tante. LORENZO. — Dans un instant. (Il sort.) LE DUC, seul. — Faire la cour à une femme qui vous répond « oui « lorsqu'on lui demande « oui ou non « cela m'a toujours paru très sot, et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui, surtout que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : « Mon cœur, ou mes chères entrailles «, à l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (Il se couche. - Lorenzo rentre l'épée à la main.) LORENZO. — Dormez-vous, seigneur ? (Il le frappe.) LE DUC. — C'est toi, Renzo ? LORENZO. — Seigneur, n'en doutez pas. (Il le frappe de nouveau. - Entre Scoronconcolo). SCORONCONCOLO. — Est-ce fait ? LORENZO. — Regarde, il m' a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant. SCORONCONCOLO. — Ah ! mon Dieu ! c'est le duc de Florence ! LORENZO, s'asseyant sur le bord de la fenêtre. — Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie ! SCORONCONCOLO. — Viens, Maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous. LORENZO. — Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! O nature magnifique, ô éternel repos ! SCORONCONCOLO. — Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur. LORENZO. — Ah ! Dieu de bonté ! quel moment ! SCORONCONCOLO, à part. — Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants. LORENZO. — Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre. SCORONCONCOLO. — Pourvu que les voisins n'aient rien entendu ! LORENZO. — Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons. (Ils sortent.)
La scène 11 représente le moment prémédité du meurtre du duc. Cette scène brève en est l'exécution montrée, et non plus seulement racontée selon les règles de l'art classiques de la bienséance. L'action est ici importante. Spectaculaire et révélatrice, elle agit comme spectacle (ce qu'on voit) et comme miroir (ce qu'on donne à voir).
«
vous, Seigneur ? » peut être entendu comme l'expression d'une inquiète sollicitude alors que c'est en fait laprécaution du meurtrier devant la victime.
Plus haut, il avait détourné par des réponses évasives la curiositéd'Alexandre : « Pour aller voir mon frère, qui est malade, à ce qu'il m'écrit.
» Le vocabulaire, le ton, le rythme mêmede la phrase donnent un ton naturel parfaitement simulé à cet échange entre le duc et Lorenzo.
Celui-ci se montreainsi parfaitement maître de lui, consciencieusement appliqué à son acte.
Cette ultime et fatale confrontation entreles deux cousins semble rendre à Lorenzo son rôle de « Brutus moderne » (cf.
Acte 111, scène 3).
A travers lesparoles échangées entre le meurtrier et sa victime, on entend l'écho des mots de César face à son fils adoptif : «Tu quoque mi fili.
»
L'Histoire elle-même se répéterait dans des scènes identiques avec des situations qui deviennent des « emplois » authéâtre.
Dans ce dernier dialogue entre Alexandre et son meurtrier, le duc s'adresse d'abord à Lorenzo sur le ton de maître àserviteur : « Mignon, qu'est-ce que tu fais ? », laissant entrevoir une complicité douteuse entre eux.
Son derniermot est un terme d'affection : le diminutif « Renzo », utilisé également par la mère de Lorenzo.
Quant à ce dernier, ilne se départit pas des marques formelles du respect (« N'en doutez point Seigneur ! ») jusqu'au dernier instant,accompagnant d'une froide ironie la cruauté de son geste.
Le langage de la victime — jusqu'à la courte pause queménagent les quelques paroles de son monologue — avant le dernier soupir, exprime au contraire la plus grandetrivialité.
A la vulgarité du personnage, à sa muflerie, le moment confère une intensité dramatique qui va rendrecette bouffonnerie tragique.
On ne saurait oublier que le mélange des genres est l'une des caractéristiquesessentielles du drame romantique .
Maître et valetLe face à face Scoronconcolo/Lorenzo souligne le décalage qui rend impossible toute communication véritable entreles deux personnages.
Maître à son tour devant Scoronconcolo et maîtrisant la situation, Lorenzo, redevenu lui-même, s'élève jusqu'au sublime par une prose lyrique.
Ses répliques présentent une ponctuation qui rythme la phraseexclamative et module le discours en lui imposant des reprises ternaires : « Que la nuit est belle...
», « Que le ventdu soir est doux et embaumé !...
».
L'impératif répété « Respire, respire...
» indique le retour au soliloque.
Le soupir« coeur navré de joie » est presque un oxymore, indice d'un lyrisme soutenu par un vocabulaire expressif quiéchappe à la simple emphase.
En revanche Scoronconcolo s'exprime avec le réalisme grotesque de la poltronnerieSes interventions se font à l'aide d'injonctions répétées qui, rappelant de façon triviale l'urgence du moment présent(« Viens, maître...
», « Sauvons-nous », « Venez, seigneur »), banalisent ce moment exceptionnel et le privent detoute dimension tragique.
L'aparté de ScoronconcoloCet aparté isole davantage encore le personnage principal.
« Son âme se dilate singulièrement ».
Ce dialogue, quin'est pas un échange, introduit une nouvelle dimension scénique : chacun des acteurs devient spectateur de l'autre(le valet vis-à-vis du maître) ou de lui-même (Lorenzo/ Lorenzaccio) et de Florence rendue à elle-même que lafenêtre ouverte suggère aux acteurs comme au public.
L'espace du meurtre reste livré aux ténèbres et à l'esprit duMal.
• Cette scène est traitée avec une grande maîtrise de la dramaturgie.
On peut y voir les principes du drameromantique respectés et mis en oeuvre à travers les effets conjugués du spectacle et du verbe, en particulierl'alliance subtile du sublime et du grotesque.
La prose de Musset se révèle aussi d'une grande sobriété : ledramaturge sait garder une justesse de ton qui maintient le naturel sans exclure la variété.
A ces divers titres, cedrame, qui évite le mélodrame comme la tragédie, affirme la réussite du genre..
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