Alain-René Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane « Voilà un sermon qui sent l'apoplexie » Chapitre IV
Publié le 26/04/2014
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Alain-René Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane
« Voilà un sermon qui sent l'apoplexie «
Chapitre IV, Garnier, 1920 (tome 2, pp. 22-25).
L’archevêque tombe en apoplexie. De l’embarras où se trouve Gil
Blas, et de quelle façon il en sort.
Tandis que je rendais ainsi service aux uns et aux autres, don
Fernand de Leyva se disposait à quitter Grenade. J’allai voir ce seigneur
avant son départ, pour le remercier de nouveau de l’excellent poste qu’il
m’avait procuré. Je lui en parus si satisfait, qu’il me dit : Mon cher Gil
Blas, je suis ravi que vous soyez content de mon oncle l’archevêque. J’en
suis charmé, lui répondis-je. Il a pour moi des bontés que je ne puis assez
reconnaître. Il ne m’en fallait pas moins pour me consoler de n’être plus
auprès du seigneur don César et de son fils. Je suis persuadé, reprit-il,
qu’ils sont aussi tous deux mortifiés de vous avoir perdu. Mais vous
n’êtes pas peut-être séparés pour jamais. La fortune pourra quelque jour
vous rassembler. Je n’entendis pas ces paroles sans m’attendrir. J’en
soupirai, et je sentis dans ce moment-là que j’aimais tant don Alphonse,
que j’aurais volontiers abandonné l’archevêque et les belles espérances
qu’il m’avait données, pour m’en retourner au château de Leyva, si l’on
eût levé l’obstacle qui m’en avait éloigné, Don Fernand s’aperçut des
mouvements qui m’agitaient, et m’en sut si bon gré, qu’il m’embrassa, en
me disant que toute sa famille prendrait toujours part à ma destinée.
Deux mois après que ce cavalier fut parti, dans le temps de ma plus
grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal ;
l’archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement et on
lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n’y paraissait
plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès
le premier discours qu’il composa. Je ne trouvai pas toutefois la
différence qu’il y avait de celui-là aux autres assez sensible pour conclure
que l’orateur commençait à baisser. J’attendis encore une homélie pour
mieux savoir à quoi m’en tenir. Oh ! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt
le bon prélat se rebattait i, tantôt il s’élevait trop haut, ou descendait trop
bas. C’était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une
capucinade.
Je ne fus pas le seul qui y prit garde, La plupart des auditeurs,
quand il la prononça, comme s’ils eussent été aussi gagés pour
l’examiner, se disaient tous bas les uns aux autres ; Voilà un sermon qui
sent l’apoplexie. Allons, monsieur l’arbitre des homélies, me dis-je alors à
moi-même, préparez-vous à faire votre office, Vous voyez que
monseigneur tombe. Vous devez l’en avertir, non seulement comme
dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu’un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là vous savez ce
qu’il en arriverait ; vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute
pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sedillo.
Après ces réflexions, j’en faisais d’autres toutes contraires :
l’avertissement dont il s’agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais
qu’un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal ; niais,
rejetant cette pensée, je me représentais qu’il était impossible qu’il le prît
en mauvaise part, après l’avoir exigé de moi d’une manière si pressante.
Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui
faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais
davantage à garder le silence qu’à le rompre, je me déterminai à parler.
Je n’étais plus embarrassé que d’une chose ; je ne savais de quelle
façon entamer la parole. Heureusement l’orateur lui-même me tira de cet
embarras, en me demandant ce qu’on disait de lui dans le monde, et si
l’on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu’on admirait
toujours ses homélies, mais qu’il me semblait que la dernière n’avait pas
si bien que les autres affecté l’auditoire. Comment donc, mon ami,
répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque ?
Non, Monseigneur, lui repartis-je, non. Ce ne sont pas des ouvrages tels
que les vôtres, que l’on ose critiquer. Il n’y a personne qui n’en soit
charmé. Néanmoins, puisque vous m’avez recommandé d’être franc et
sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne
me paraît pas tout à fait de la force des précédents, Ne pensez-vous pas
cela comme moi ?
Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un sourire forcé
; Monsieur Gil Blas, cette pièce n’est donc pas de votre goût ? Je ne dis
pas cela, Monseigneur, interrompis-je tout déconcerté. Je la trouve
excellente, quoiqu’un peu au-dessous de vos autres ouvrages. Je vous
entends, répliqua-t-il. Je vous parais baisser, n’est-ce-pas ? Tranchez le
mot. Vous croyez qu’il est temps que je songe à la retraite. Je n’aurais pas
été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre
Grandeur ne me l’eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la
supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma
hardiesse. À Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne
plaise que je vous la reproche ! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne
trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C’est
votre sentiment seul que je trouve mauvais. J’ai été furieusement la dupe
de votre intelligence bornée.
Lecture méthodique
Présentation du texte
Les aventures de Gil Blas sont construites autour d'épisodes
souvent assez courts, formant une unité narrative avec une structure
simple : circonstances, nœud de l'action, chute dont l'effet est à la fois
retardé et inattendu. Le charme du récit vient donc d'une certaine forme
d'insolite qui caractérise autant le dénouement de chaque mésaventure
que la situation elle-même. Et il arrive souvent au héros de se faire
prendre au piège, par naïveté, ou parce qu'il a affaire à plus expérimenté
ou à plus roué que lui. Or à chaque fois, c'est sa survie qui est en jeu
puisque Gil Blas ne peut guère, faute de moyens personnels, vivre de
manière autonome. Dans l'épisode qui le met face à l'archevêque de
Grenade, Gil Blas est confronté à une situation dont le thème peut aussi
bien conduire à la farce qu'à la tragédie, en passant par différentes
formes de comédie, et même de « comédie humaine « au sens balzacien.
Il s'agit en effet pour lui de dire la vérité, mission particulièrement
risquée lorsqu'on sait que cette vérité est celle que ne pourrait sans doute
supporter aucun être humain. Comment dire à un homme qu'il perd ses
facultés intellectuelles ? Or Gil Blas est « payé « pour faire, en temps
voulu, cette révélation, il y va de sa subsistance.
«
amis ne fût assez franc pour vous prévenir.
En ce cas -là vous savez ce
qu’il en arriverait ; vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute
pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sedillo.
Après ces réflexions, j’en faisais d’autres toutes contraires :
l’averti ssement dont il s’agissait me paraissait délicat à donner.
Je jugeais
qu’un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal ; niais,
rejetant cette pensée, je me représentais qu’il était impossible qu’il le prît
en mauvaise part, après l’avoir exigé de moi d’une manière si pressante.
Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui
faire avaler la pilule tout doucement.
Enfin, trouvant que je risquais
davantage à garder le silence qu’à le rompre, je me déterminai à parler.
Je n’étais plus embarrassé que d’une chose ; je ne savais de quelle
façon entamer la parole.
Heureusement l’orateur lui -même me tira de cet
embarras, en me demandant ce qu’on disait de lui dans le monde, et si
l’on était satisfait de son dernier discours.
J e répondis qu’on admirait
toujours ses homélies, mais qu’il me semblait que la dernière n’avait pas
si bien que les autres affecté l’auditoire.
Comment donc, mon ami,
répliqua -t-il avec étonnement, aurait -elle trouvé quelque Aristarque ?
Non, Monseigneur, lui repartis -je, non.
Ce ne sont pas des ouvrages tels
que les vôtres, que l’on ose critiquer.
Il n’y a personne qui n’en soit
charmé.
Néanmoins, puisque vous m’avez recommandé d’être franc et
sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne
me paraît pas tout à fait de la force des précédents, Ne pensez -vous pas
cela comme moi ?
Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un sourire forcé
; Monsieur Gil Blas, cette pièce n’est donc pas de votre goût ? Je ne dis
pas cela, Monseigneur, interrompis -je tout déconcerté.
Je la trouve
excellente, quoiqu’un peu au -dessous de vos autres ouvrages.
Je vous
entends, répliqua -t-il.
Je vous parais baisser, n’est -ce -pas ? Tranchez le
mot.
Vous croyez qu’il est temps que je songe à la ret raite.
Je n’aurais pas
été assez hardi, lui dis -je, pour vous parler si librement, si Votre
Grandeur ne me l’eût ordonné.
Je ne fais donc que lui obéir, et je la
supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma
hardiesse.
À Dieu ne plaise, i nterrompit -il avec précipitation, à Dieu ne
plaise que je vous la reproche ! Il faudrait que je fusse bien injuste.
Je ne
trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment.
C’est
votre sentiment seul que je trouve mauvais.
J’ai été furieuseme nt la dupe
de votre intelligence bornée..
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