Acte III - Scène IV (4) – Don Rodrigue, Chimène, Elvire (Le Cid de Corneille) - Analyse
Publié le 11/03/2011
Extrait du document
Don Rodrigue Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre, Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre. Chimène Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je vois ? Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi ! Don Rodrigue N’épargnez point mon sang ; goûtez, sans résistance, La douceur de ma perte et de votre vengeance. Chimène Hélas ! Don Rodrigue Écoute-moi. Chimène Je me meurs. Don Rodrigue Un moment. Chimène Va, laisse-moi mourir. Don Rodrigue Quatre mots seulement ; Après, ne me réponds qu’avecque cette épée. Chimène Quoi ? du sang de mon père encor toute trempée ! Don Rodrigue Ma Chimène… Chimène Ôte-moi cet objet odieux Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux. Don Rodrigue Regarde-le plutôt pour exciter ta haine, Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine. Chimène Il est teint de mon sang. Don Rodrigue Plonge-le dans le mien, Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien. Chimène Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue Le père par le fer, la fille par la vue ! Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir : Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir ! Don Rodrigue Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie De finir par tes mains ma déplorable vie ; Car enfin n’attends pas de mon affection Un lâche repentir d’une bonne action. L’irréparable effet d’une chaleur trop prompte Déshonorait mon père, et me couvrait de honte. Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur. J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur : Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père ; Je le ferais encor, si j’avais à le faire. Ce n’est pas qu’en effet, contre mon père et moi, Ma flamme assez longtemps n’ait combattu pour toi : Juge de son pouvoir : dans une telle offense J’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance. Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront, J’ai pensé qu’à son tour mon bras était trop prompt, Je me suis accusé de trop de violence ; Et ta beauté, sans doute, emportait la balance, À moins que d’opposer à tes plus forts appas Qu’un homme sans honneur ne te méritait pas ; Que malgré cette part que j’avais en ton âme, Qui m’aima généreux me haïrait infâme ; Qu’écouter ton amour, obéir à ta voix, C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix. Je te le dis encore, et, quoique j’en soupire, Jusqu’au dernier soupir je veux bien le redire : Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter Pour effacer ma honte, et pour te mériter ; Mais, quitte envers l’honneur, et quitte envers mon père, C’est maintenant à toi que je viens satisfaire : C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois. J'ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois. Je sais qu’un père mort t’arme contre mon crime ; Je ne t’ai pas voulu dérober ta victime : Immole avec courage au sang qu’il a perdu Celui qui met sa gloire à l’avoir répandu. Chimène Ah ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne puis te blâmer d’avoir fui l’infamie ; Et, de quelque façon qu’éclatent mes douleurs, Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage, Demandait à l’ardeur d’un généreux courage : Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ; Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien. Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire : Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger, Ma gloire à soutenir, et mon père à venger. Hélas ! ton intérêt ici me désespère. Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père, Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir L’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ; Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes, Quand une main si chère eût essuyé mes larmes. Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ; Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ; Et cet affreux devoir, dont l’ordre m’assassine, Me force à travailler moi-même à ta ruine. Car enfin n’attends pas de mon affection De lâches sentiments pour ta punition. De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne, Ma générosité doit répondre à la tienne : Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ; Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. Don Rodrigue Ne diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne : Il demande ma tête, et je te l’abandonne ; Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt, Le coup m’en sera doux, aussi bien que l’arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C’est reculer ta gloire autant que mon supplice. Je mourrai trop heureux mourant d’un coup si beau. Chimène Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau. Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ; C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir, Et je dois te poursuivre, et non pas te punir. Don Rodrigue De quoi qu’en ma faveur notre amour t’entretienne, Ta générosité doit répondre à la mienne ; Et pour venger un père emprunter d’autres bras, Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas : Ma main seule du mien a su venger l’offense, Ta main seule du tien doit prendre la vengeance. Chimène Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ? Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner ! Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir. Don Rodrigue Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse, Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ? Au nom d’un père mort, ou de notre amitié, Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. Ton malheureux amant aura bien moins de peine À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine. Chimène Va, je ne te hais point. Don Rodrigue Tu le dois. Chimène Je ne puis. Don Rodrigue Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ? Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, Que ne publieront point l’envie et l’imposture ! Force-les au silence, et, sans plus discourir, Sauve ta renommée en me faisant mourir. Chimène Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ; Et je veux que la voix de la plus noire envie Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t’adore et que je te poursuis. Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime. Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ ; Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard. La seule occasion qu’aura la médisance, C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence : Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu. Don Rodrigue Que je meure ! Chimène Va-t’en. Don Rodrigue À quoi te résous-tu ? Chimène Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père ; Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoir, Mon unique souhait est de ne rien pouvoir. Don Rodrigue Ô miracle d’amour ! Chimène Ô comble de misère ! Don Rodrigue Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! Chimène Rodrigue, qui l’eût cru ? Don Rodrigue Chimène, qui l’eût dit ? Chimène Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdît ? Don Rodrigue Et que si près du port, contre toute apparence Un orage si prompt brisât notre espérance ? Chimène Ah ! mortelles douleurs ! Don Rodrigue Ah ! regrets superflus ! Chimène Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus. Don Rodrigue Adieu ; je vais traîner une mourante vie, Tant que par ta poursuite elle me soit ravie. Chimène Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi De ne respirer pas un moment après toi. Adieu ; sors, et surtout garde bien qu’on te voie. Elvire Madame, quelques maux que le ciel nous envoie… Chimène Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer. Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.
On relit toujours avec la même émotion cette scène incomparable, placée au cœur même de la tragédie, et qui en traduit mieux que n'importe quelle autre la signification « J'ai remarqué, écrit Corneille dans l'Examen du Cid, j'ai remarqué, aux premières représentations, qu'alors que ce malheureux amant se présentait devant Chimène, il s'élevait un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avaient à se dire dans un état si pitoyable «. Ce premier frémissement, ce frémissement d'attente, nous le ressentons encore, et bientôt il devient un frémissement d'ardente sympathie : car dans une situation si difficile, et qui risquait de paraître choquante, ils se comportent avec une telle franchise et une telle dignité, ils se soutiennent à un tel niveau, qu'ils demeurent inattaquables et qu'ils doivent gagner le cœur de tout juge non prévenu.
« J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur :Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père ;Je le ferais encor, si j'avais à le faire.Ce n'est pas qu'en effet, contre mon père et moi,Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi :Juge de son pouvoir : dans une telle offenseJ'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt,Je me suis accusé de trop de violence ;Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,À moins que d'opposer à tes plus forts appasQu'un homme sans honneur ne te méritait pas ;Que malgré cette part que j'avais en ton âme,Qui m'aima généreux me haïrait infâme ;Qu'écouter ton amour, obéir à ta voix,C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire,Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire :Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porterPour effacer ma honte, et pour te mériter ;Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père,C'est maintenant à toi que je viens satisfaire :C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime ;Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :Immole avec courage au sang qu'il a perduCelui qui met sa gloire à l'avoir répandu. ChimèneAh ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie,Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie ;Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs.Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage,Demandait à l'ardeur d'un généreux courage :Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ;Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ;Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger,Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.Hélas ! ton intérêt ici me désespère.Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voirL'unique allégement qu'elle eût pu recevoir ;Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes,Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ;Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine,Me force à travailler moi-même à ta ruine.Car enfin n'attends pas de mon affectionDe lâches sentiments pour ta punition.De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne,Ma générosité doit répondre à la tienne :Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ;Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. Don RodrigueNe diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne :Il demande ma tête, et je te l'abandonne ;Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt,Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt.Attendre après mon crime une lente justice,C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.Je mourrai trop heureux mourant d'un coup si beau.. »
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