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Acte I, scène 4 (Giraudoux, Électre)

Publié le 17/01/2022

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LE JARDINIER. — Moi j'appelle cela le sourire d'Électre. CLYTEMNESTRE. — Le sourire à ta main sale, à tes ongles noirs... ÉLECTRE. — Cher jardinier...
LE JARDINIER. — Mes ongles noirs ? Voilà que mes ongles sont noirs ! Ne la croyez pas, Électre. Vous tombez bien mal, reine, aujourd'hui. Car j'ai passé ce matin ma maison à la chaux de manière qu'aucune trace n'y demeure des mulots et des serpillières, et de cela mes ongles sont sortis, non pas noirs, comme vous voulez bien le dire, mais lunés de blanc.
ÉGISTHE. — Cela va, jardinier.
LE JARDINIER. — Je sais, je sais que cela va. Et mes mains sont sales. Regardez. Voilà des mains sales ! Des mains que j'ai justement lavées après avoir retiré les morilles et les oignons pendus, pour que rien n'entête la nuit d'Électre... Moi, je coucherai dans le hangar, Électre, d'où je surveillerai toute menace à votre sommeil, qu'elle vienne du hibou en fraude, de l'écluse ouverte, ou du renard qui fourrage la haie, sa tête grossie d'une poule. J'ai dit...
ÉLECTRE. — Merci, jardinier.
CLYTEMNESTRE. — Et ainsi vivra Électre, fille de Clytemnestre et du roi des rois, à voir dans les plates-bandes son époux circuler deux seaux aux mains, centre d'un cercle de barrique !
ÉGISTHE. — Et elle y pleurera les morts tout à son aise. Prépare dès demain tes semis d'immortelles.
LE JARDINIER. — Et elle y évitera l'angoisse, le tourment, et peut être le drame. Je ne connais guère les êtres, reine, mais je connais les saisons. Il est temps, juste temps dans notre ville de transplanter le malheur. Ce n'est pas sur notre pauvre famille que l'on greffera les Atrides, mais sur les saisons, sur les prairies, sur les vents. J'ai idée qu'ils n'y perdront rien.


Giraudoux, Électre, Le Livre de Poche ©Bernard Grasset, 1937, p. 47-48.

 

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