A quoi sert la littérature?
Publié le 23/01/2013
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d'aller plus loin que lui-même, d'approfondir ce qu'il est, de trouver sa respiration dans l'étroitesse des
vies programmées par les nécessités économiques. Ils se plongent avec délices dans l'inutile. Inutile,
vraiment? Je parierais que les gens qui se cultivent, et pour qui la culture est un élargissement des
dimensions de l'être, sont aussi d'excellents professionnels.
Je ne prétends pas que cette courte liste, en deux parties, relevant quelques aspects de ce que peut la
littérature, depuis le seul plaisir esthétique jusqu'à l'humanisation et la lutte contre la déréalisation, soit
exhaustive. Il s'agit ici de quelques manières possibles de répondre à la question: «à quoi ça sert?«. Quoi
qu'il en soit, il me paraît clair qu'une société fondée sur le pur utilitarisme, l'intérêt à court terme, perd sa
«
Le texte littéraire montre, concrètement, le travail des représentations, la confrontation des idéaux et des
réalités sociales.
«Germinal» est infiniment plus important pour la mémoire ouvrière en France que
n'importe quel ouvrage historique.
Comme l'écrit Thomas Pavel dans « La Pensée du roman »:
«le roman est le premier genre à s'interroger sur la genèse de l'individu et sur l'instauration de l'ordre
commun.
Il pose surtout, et avec une acuité inégalée, la question axiologique qui consiste à savoir si
l'idéal moral fait partie de l'ordre du monde».
La littérature ne se contente pas de nous représenter, elle nous change.
L'individu occidental tel qu'il est,
tel qu'il se veut, tel qu'il règne en ce début du XXIe siècle est le produit d'un long travail littéraire, celui qui
a été effectué par la Renaissance, le roman du XVIIIe siècle, l'œuvre de Rousseau et le Romantisme.
Ce
moi auquel j'attache tant d'importance, cette liberté que j'entends exercer sont en grande partie des
productions littéraires.
Nos représentations nous
façonnent.
Est -il utile que quelque chose comme l'individu, avec ses droits et ses prérogatives, ait accédé
à la conscience et à l'existence ? Pas nécessairement.
Mais si nous ne renonçons pas facilement à notre
moi, pourquoi nous semble-t-il si simple de renoncer à la littérature?
La littérature nous donne accès à l'autre.
Dans la vie dite «réelle», il nous reste étranger.
Comment, sinon
par le roman ou l'autobiographie, pénétrer l'intimité d'un paysan du XIXe siècle, d'une jeune anglaise du
XVIIIe siècle, d'un soldat russe, d'un cheminot américain, d'une reine de l'antiquité égyptienne, d'un noble
romain, d'un samouraï, d'un esclave noir, d'un dictateur sud-américain, d'une domestique normande, d'un
handicapé mental ? La littérature nous permet de voir par leurs yeux, de sentir avec eux, de multiplier nos
vies et nos expériences, de relativiser ce que nous sommes et de nous ouvrir à l'empathie.
Dans «Du côté de chez Swann», Françoise, la cuisinière de la tante du narrateur, est secondée par une
fille de cuisine, une pauvre souillon qui tombe enceinte.
La grossesse se passe mal, la pauvre fille est
affligée d'affreuses douleurs.
Françoise, indifférente, la rudoie, jusqu'à ce qu'elle tombe sur un ouvrage de
médecine où sont décrites en détail ses souffrances.
Et Françoise, qui n'avait pas pleuré sur la fille réelle,
pleure sur les mots inscrits sur le papier.
Il faut voir là une allégorie des pouvoirs de la littérature: L'autre
nous est un obstacle à lui -même.
Face à lui, nous demeurons tout armés.
La littérature écarte cet
obstacle.
En elle, nous sommes déjà lui.
Ainsi, de même que la littérature a permis l'assomption de c'est
elle qui l'empêche de s'enfermer dans sa solitude, dans sa classe, dans son lieu, dans son époque, dans
sa culture.
C'est par elle l'individu, que communiquent la singularité et l'universalité.
La transmettre,
l'enseigner, c'est entretenir le lien essentiel qui permet aux sociétés de maintenir l'équilibre entre
individualité et intersubjectivité.
Reste qu'il y a, dans la littérature, singulièrement depuis la fin du XVIIIe siècle, une fascination pour le
mal et l'horreur, un refus du social, une fascination pour l'inhumain.
A qui ou à quoi tout cela pourrait-il
bien être utile? Si la littérature nous entraîne dans les territoires de l'asocial et de l'inhumain, il est
absurde de vouloir à tout prix lui conserver un caractère institutionnel.
Avant le XIXe siècle, on considérait
couramment que la littérature avait une utilité morale ou didactique.
Elle servait à corriger par l'exemple, à
instruire, à transmettre certaines valeurs.
Nous n'en sommes plus là, et l'on pourrait difficilement soutenir
que Sade ou Céline transmettent des valeurs morales.
La culture, et singulièrement la littérature, est une humanisation.
Sentiment amour
Elle donne intimement accès à l'autre, élargit le champ de la connaissance et la profondeur de
l'expérience.
Ça ne se pèse pas, ça ne se monnaye pas, mais c'est essentiel.
On comprend que les beaux discours
sur l'inutilité de la littérature dans les concours, l'urgence de ne délivrer que des formations
professionnalisantes, limitées aux étroites techniques d'un métier, puissent séduire ceux qui veulent
rentrer dans la vie active.
Et puis, vingt-cinq ans après, on voit revenir à l'université des quinquagénaires,
tout heureux de se plonger dans les études des lettres, passionnés par les cours.
Ils ont compris qu'on ne
vit pas seulement pour visser le boulon et payer les traites de la 306.
Que tout homme désire tenter.
»
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