A. CAMUS, 1940, Les amandiers, La Pléiade, Gallimard
Publié le 13/10/2011
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« Savez-vous, disait Napoléon à Fontanes, ce que j'admire le plus au monde? C'est l'impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n'y a que deux puissances au monde : le sabre et l'esprit. A la longue le sabre est toujours vaincu par l'esprit. « Les conquérants, on le voit, sont quelquefois mélancoliques. Il faut bien payer un peu le prix de tant de vaine gloire. Mais ce qui était vrai, il y a cent ans, pour le sabre, ne l'est plus autant, aujourd'hui, pour le tank. Les conquérants ont marqué des points et le morne silence des lieux sans esprit s'est établi pendant des années sur une Europe déchirée. Au temps des hideuses guerres des Flandres, les peintres hollandais pouvaient peut-être peindre les coqs et leurs basses-cours.
On a oublié de même la guerre de Cent Ans et, cependant, les oraisons des mystiques silésiens habitent encore quelques coeurs. Mais aujourd'hui les choses ont changé, le peintre et le moine sont mobilisés : nous sommes solidaires de ce monde. L'esprit a perdu cette royale assurance qu'un conquérant savait lui reconnaître; il s'épuise maintenant à maudire la force, faute de savoir la maîtriser. De bonnes âmes vont disant que cela est un mal. Nous ne savons pas si cela est un mal, mais nous savons que cela est. La conclusion est qu'il faut s'en arranger. Il suffit alors de connaître ce que nous voulons. Et ce que nous voulons justement c'est de ne plus nous incliner devant le sabre, ne plus jamais donner raison à la force qui ne se met pas au service de l'esprit. C'est une tâche, il est vrai, qui n'a pas de fin. Mais nous sommes là pour la continuer. Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès, ni à aucune philosophie de l'Histoire. Je crois du moins que les hommes n'ont jamais cessé d'avancer dans la conscience qu'ils prenaient de leur destin. Nous n'avons pas surmonté notre condition, et cependant nous la connaissons mieux. Nous savons que nous sommes dans la contradiction, mais que nous devons refuser la contradiction et faire ce qu'il faut pour la réduire. Notre tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle, Naturellement, c'est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l'esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d'une idée ou du confort. La première chose est de ne pas désespérer. N'écoutons pas trop ceux qui crient à la fin du monde. Les civilisations ne meurent pas si aisément, et même si ce monde devait crouler, ce serait après d'autres. Il est bien vrai que nous sommes dans une époque tragique. Mais trop de gens confondent le tragique et le désespoir. Le tragique, disait Lawrence, devrait être comme un grand coup de pied donné au malheur. Voilà une pensée saine et immédiatement applicable. !! y a beaucoup de choses aujourd'hui qui méritent ce coup de pied. Quand j'habitais Alger, je patientais toujours dans l'hiver parce que je savais qu'en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m'émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu'il fallait pour préparer le fruit . Ce n'est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop pour ne pas savoir qu' ils so,nt la terre d'élection où la contemplation
et le courage peuvent s'équilibrer. La méditation de leur exemple m'enseigne alors que, si l'on veut sauver l'esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s'y complaire. N'y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l'esprit, il suffit de travailler pour lui. Mais où sont les vertus conquérantes de l'esprit? Ce sont la force de caractère, le goût, le monde, le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais, sont nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient. Devant l'énormité de la partie engagée, qu'on n'oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s'accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer, par la vertu de la blancheur et de la sève. C'est elle qui, dans l'hiver du monde, préparera le fruit.
A. CAMUS, 1940, Les amandiers, La Pléiade, Gallimard.

«
nous la connaissons mieux.
Nous savons que nous sommes dans la contra
diction, mais que nous devons refuser la contradiction et faire ce qu'il
faut pour la réduire.
Notre tâche d'homme est de trouver les quelques for
mules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres.
Nous avons à
recoudre ce qui est déchiré, à rendre
la justice imaginable dans un monde
si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoison
nés par
le malheur du siècle, Naturellement, c'est une tâche surhumaine .
Mais on
appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent long
temps à accomplir, voilà tout.
Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l'espr-it, même si
la force prend pour nous séduire le visage d'une idée ou du confort.
La
première chose est de ne pas désespérer .
N'écoutons pas trop ceux qui
crient à
la fin du monde.
Les civilisations ne meurent pas si aisément, et
même si ce monde devait crouler, ce serait après d'autres .
Il est bien vrai
que nous sommes dans une époque tragique .
Mais
trop de gens confon
dent le tragique et le désespoir .
•• Le tragique, disait Lawrence, devrait
être comme un grand coup de pied donné au malhe•Jr .
»Voilà une pensée
saine et immédiatement
applicable . !! y a beaucoup de choses aujourd'hui
qui
méritent ce coup de pied .
Quand
j'habitais Alger, je patientais toujours dans l'hiver parce que
je savais
qu'en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les
amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches.
Je m'éme rveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes
les pluies et au vent de la mer.
Chaque année, pourtant, elle persistait,
juste ce qu'il fallait pour préparer le fruit .
Ce
n'est pas là un symbole.
Nous ne gagnerons pas notre bonheur
avec des
symboles .
Il y faut plus de sérieux.
Je veux dire seulement
que parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette
Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces
pays
éclatants où tant de forces sont encore intactes .
Je les connais
trop pour ne pas savoir qu 'ils so ,nt la terre d'élection où la contempla
tion et le courage peuvent s'équilibrer.
La méditation de leur exemple
m'enseigne alors que, si l'on veut sauver l'esprit, il faut ignorer ses
vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges.
Ce monde est
empoisonné de malheurs et semble s'y complaire.
N'y prêtons pas la
main.
Il est vain de pleurer sur l'esprit, il suffit de travailler pour lui.
Mais où sont les vertus conquérantes de l'esprit? Ce sont la force
de caractère, le goût, le •• monde », le bonheur classique, la dure
fierté,
la froide frugalité du sage.
Ces vertus, plus que jamais, sont.
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