Les devinettes Kabyles, un patrimoine littéraire oral en déperdition
Publié le 06/09/2024
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«
Les devinettes Kabyles, un patrimoine littéraire oral en
déperdition
Rabah TABTI
Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou
Introduction
De nombreux chercheurs s’intéressent davantage aux
traditions orales (collectes et études des matériaux tels que les contes,
les proverbes et les devinettes).
Ces chercheurs dits « oralistes » 1 n’ont
cessé d’activer en faveur de la littérature orale.
Grace à leurs travaux,
ils ont pu démontrer la préexistence de cette dernière par rapport à la
littérature écrite.
Ils ont établi avec force d’arguments que la première
sert nécessairement de fondement à la seconde2.
Ce que Valéry traduit
en ces termes : « longtemps la voix humaine fut base et condition de la
littérature.
C’est la présence de la voix qui explique la littérature
première ».3 L’oralité puise son existence de la tradition, elle-même
vivante, mouvante, changeante, évolutive et progressive.
Elle a pour
moteur fondamental la mémoire collective.
Dans ce qui suit, nous
allons tenter d’aborder un pan de cette oralité, et nous allons nous
intéresser aux devinettes Kabyles comme patrimoine oral et genre
littéraire.
En effet, en sus d’élever leurs enfants, entreprendre la famille,
faire manger le bétail, s’occuper du labeur des champs, organiser la
1
vie villageoise et organiser les affaires de Tajemaεt, les Berbères en
général savaient s’amuser.4 Parmi leur passe-temps favori raconter des
histoires, des contes, réciter des poésies, dire des proverbes et jouer
aux énigmes ou aux devinettes.
Si pour certains ce n’est qu’un
passetemps anodin, pour la culture Berbère, ce loisir représente l’école
de la vie et la pratique du terrain.
Tout comme il constitue pour les gens
avertis un immense terreau littéraire oral.
« Les berbères connaissent
un si grand nombre de contes que si l’on prenait la peine de tous les
mettre par écrit, on réaliserait des centaines de volumes » disait Ibn
1
Jourdain-Innocent Noah, De la littérature orale négro-africaine et de ses chances
de survie, Etudes littéraires, vol.
7, n° 3, 1974, p.
349-367.
2
Jourdain-Innocent Noah, OP.
cit.
p.
3
Citation empruntée à M.
Houis.
Cf.
Anthropologie linguistique de l’Afrique Noire.
P.U.F., 1971.
P.
48.
4
Drifa KHALFA, 400 Devinettes Kabyles.
Khaldoun, historien et sociologue du XVème siècle.1 Léo Frobenius,
déclarait lui aussi, « ne point connaître de littérature orale plus fertile
en richesses inattendues et surprenantes que celle des Berbères ».
2
De prime abord, nous allons exposer la ou les définitions
relatives à la devinette, les différentes appellations données en Kabylie
et dans le reste du monde berbère, tout comme nous n’oublierons pas
de mentionner ses conditions ainsi que les éléments qui la compose.
Comme deuxième étape, nous allons tenter de traiter la
devinette Kabyle en tant que genre littéraire oral.
Enfin, nous terminerons notre exposé en avançant quelques
2
causes de son inexorable déclin et quelques propositions
d’exploitation des devinettes Kabyles en classe de berbère afin de les
sauver de l’oubli.
En résumé, notre défi sera d’essayer de répondre aux questions
suivantes :
1/ Qu’est-ce que la devinette ?
2/ Quelles sont ses autres appellations en Kabylie et dans le
reste du monde Berbère ?
3/ Quelles sont les conditions de la devinette Kabyle ?
4/ Pourquoi et comment est-elle considérée comme genre
littéraire oral ?
5/ Pourquoi le sentiment de déperdition (Les causes du
déclin) ?
Mots clés : Devinette, énigme, oralité, culture, Kabylie,
définition, appellation, genre, littérature, rythme, rime, mélodie et
pédagogie.
1- Qu’est-ce que la devinette ?
1
Slane : Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, Alger 1852.
2
L.
Fobenius, Les contes Kabyles, T1, Edisud 1995.
« La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa
pensée ».
Cette boutade attribuée à Talleyrand, qui n’a fait que la
reprendre sur Molière et Voltaire, pour ne citer qu’eux, s’applique si
bien à la devinette qu’il semble opportun de la placer ici en épigraphe.
3
Si l’énigme en kabyle s’appelle timsaεraqt, c’est parce qu’elle
égare : le verbe dont elle dérive, eεreq, signifie, en effet, “être égaré,
dérouté, détourné, fourvoyé’’, la forme en –s étant la forme active et
factitive du verbe “égarer, faire égarer...’’ C’est la même
signification qu’en français où le jeu de l’énigme est appelé aussi
devinette.
L’énigme, dit Le Robert, est :
“(Une) chose à deviner d’après une définition ou une
description faite à dessein en termes obscurs, ambigus’’ et, au sens
général “ce qu’il est difficile d’expliquer, de connaître’’ 1
Quant au Gradus, dictionnaire des termes littéraires, il
envisage l’énigme sous plusieurs angles : celui de l’allégorie et de
l’oracle (il cite les pythies), celui du roman policier, celui du jeu de
société sous la forme de la devinette : bien que chacun de ces types
présente des particularités, ils sont tous placés sous le signe de
l’obscurité ou pour reprendre l’expression de Quintilien de
“l’allégorie obscure’’.2
L’opacité fondamentale de l’énigme a déjà été mise en
exergue par Aristote qui la définit ainsi :
“Le principe de l’énigme, c’est de dire des choses réelles, par
des associations impossibles’’3
Aristote cite à l’appui de sa définition la fameuse énigme des
ventouses :
4
“J’ai vu un homme couler du bronze sur un homme avec du
fer’’.
Il faut exclure l’idée qu’il ne s’agit ni d’un mensonge (parce
que le mensonge est un discours contraire à la vérité) ni d’un fait réel,
1
Dictionnaire Le Robert, Edition 2004, p.
891
2
B.
Dupriez, Gradus, dictionnaire des procédés littéraires, Paris, éd.
10/18, 1977,
p.177
3
Poétique , Revue de théorie et d’analyse littéraire, N° 45, éd du Seuil, Paris 1981,
p.36.
comme une scène au cours de laquelle on torture un homme, en lui
collant sur le corps du bronze avec du fer fondu, ni encore d’un rêve,
le rêve autorisant les faits les plus extravagants.
La signification de
l’énigme ne se trouve pas dans sa littéralité mais dans son dispositif
rhétorique.
C’est ainsi que dans l’énigme des ventouses couler du
bronze sur un homme, en utilisant du fer signifie poser des ventouses,
c'est-à-dire des objets en forme de verre ou de cloche dans lesquels on
fait le vide, en allumant du feu, et qu’on pose sur le corps pour
provoquer une révulsion qui détend les muscles froissés.
Si
aujourd’hui les ventouses sont en verre, elles étaient, autrefois, en fer.
L’énigme est souvent assimilée à un jeu :
“L’énigme n’est guère autre chose qu’une devinette.
Contrairement au logographe, à la charade et au rébus où l’esprit est
soutenu et guidé par des définitions, l’énigme doit être trouvée en
partant d’un texte aussi obscure et inattendu que possible dont elle est
le sujet principal.’’1
5
L’énigme est un jeu mais c’est avant tout un jeu de langue ou,
mieux, un exercice de langue opérant à la fois sur les différents
registres de la langue (phonétique, syntaxique, lexical, sémantique) et
de la connaissance (Contexte et situation) (Connaissance du monde
physique qui nous entoure, des objets usuels utilisés quotidiennement,
des savoirs : rites, traditions, us, habitudes et coutumes).
Elle joue sur
les signes et les symboles et révèle les ressources insoupçonnables de
la langue pour décrire les choses les plus simples, voire les plus
banales : aεeqqa uzemmur n’est pas seulement une olive, c’est akli
iɛelleq si tmiṫ, “un esclave noir pendu par le nombril’’,
L’arbitraire des définitions n’est qu’apparent mais quand on
procède à une analyse des définitions, on découvre qu’il y a toujours
une pertinence dans la sélection des termes : on ne retient pas les
sèmes habituels qu’on utilise pour la définition des mots, mais des
caractéristiques secondaires.
Ainsi pour azemmur, “olive’’, ce ne sont pas les traits “fruit
comestible’’ et “fruit donnant de l’huile’’ qui sont retenus mais
“couleur noir’’ et “pédoncule’’, traits qui inspirent l’esclave noir et la
suspension par le nombril.
1
Cl.
Aveline, le Code des jeux, cité dans le Gradus, p.
178
Parce que jeu de langue, l’énigme kabyle est aussi un genre
littéraire, voire un genre poétique : il y a d’abord les sonorités,
toujours cherchées pour créer une certaine émotion, il y a ensuite et
surtout les images, qui puisent à un fonds de représentations et de
symboles, parfois universels (les âges de l’homme, par exemple,
représentés par la bête qui marche le matin à quatre pattes, à midi à
6
deux et le soir à trois), souvent rattachés à la culture berbère, culture
étant prise ici au sens général de savoirs, d’habitudes, de
comportements sociaux et religieux, de productions symboliques.
Ainsi, l’énigme suivante sur le défunt :
Yuγ luḍu, ur yeẓẓul ara,
Yelsa ur d yeğği ara,
Iṛuḥ ur d yuγal ara.
Fait allusion ici au rituel de préparation du défunt : ablutions et
costume mortuaire, taillé dans le linceul, qui est un rituel musulman.
On peut citer aussi, sur le même thème, l’énigme suivante :
Yiwen iniγem,
Yeççur takufit.
Ici, il est fait allusion à la tombe, un type de tombe particulier
au monde berbère : la bazina, une fosse recouverte d’une dalle et
surmontée d’un tumulus de terre, qui évoque justement la jarre de
terre au ventre bombé pour conserver les figues sèches.
Certaines énigmes font référence à un contexte si précis qu’il
devient difficile, même....
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