L'éveil des nationalités

« Cependant, la Finlande, à la faveur de la défaite et de la Révolution russes, conquiert son indépendance, ainsi que l'Estonie, la Lettonie, laLituanie, mais ces trois derniers pays ne la conserveront pas.

L'impérialisme de Staline P303 les ramènera à la Russie.

A cet égard, la Seconde Guerre mondiale est différente de la Première et marque plutôt une régression.

Il n'en demeure pas moins que le principe des nationalités a triomphé dans presque toute l'Europe.

Pourquoi ? Les facteurs religieux ont joué :Grecs orthodoxes contre Ottomans musulmans, Belges et Irlandais catholiques contre Hollandais et Anglais protestants.

Les Polonais se sont,dans la seconde moitié du XIXe siècle, mieux accommodés de la domination autrichienne parce que leur aristocratie pouvait accéder aux plushautes charges et que les Habsbourg étaient, eux aussi, catholiques.

Ainsi, il advient que le sentiment religieux infléchisse et renforce le sentimentnational.

On a également affirmé que le fait économique avait précédé la politique, que les intérêts des Belges étaient différents de ceux des Pays-Bas, que l'unité allemande était réalisée dans les intérêts avant de l'être dans les institutions, mais ce genre d'analyse ne saurait tout expliquer.

Ilfaut bien faire la part des hommes, des tempéraments, des talents les plus divers.

La musique en particulier est un des plus puissants appels, qu'ils'agisse de Verdi M054 , des Allemands lors de la crise de 1840, ou plus tardivement de Smetana M1172 en Bohême.

Plus encore interviennent les historiens et tous ceux qui ont la garde du passé.

N'oublions pas enfin les politiques : théoricien tendu comme Mazzini P2121 qui, selon Garibaldi P114 , veillait quand tous les autres dormaient, homme d'État d'une merveilleuse souplesse comme Cavour P1319 , ou joignant brutalité et habileté comme Bismarck P034 .

Que d'enthousiasme chez le jeune Stefanik qui plaide à la fin de la Première Guerre mondiale la cause d'un État indépendant groupant Tchèques d'Autriche, Slovènes et Ruthènes de Hongrie et ouvre ainsi la voie à Mazaryk ! Écoutons Louise Weiss P2739 éblouie : " Après le repas, Stefanik me retraça l'épopée de sa jeune vie.

Plutôt il me la chanta.

Quelle poésie ! Il adorait son pays natal, ses eauxvives, ses forêts profondes, les costumes brodés de ses filles.

" L'idée nationale ne s'impose en effet que si elle est servie par une foi ardente et si ses défenseurs sont prêts à aller jusqu'au sacrifice le plusabsolu, tel l'enfant grec de Hugo L098 , l'étudiant polonais de 1863 ou le maire de Cork au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Quelle que soit cette aptitude au martyre, les mouvements nationaux n'auraient souvent pu triompher sans appui extérieur.

On le voit dèsl'indépendance grecque : France, Angleterre, Suisse, Bavière, pour ne citer que les principaux appuis, sont favorables aux Grecs.

Presque toutel'Europe occidentale et centrale, à l'exception de quelques ultras, d'une fraction du grand commerce marseillais, et surtout de l'Autriche deMetternich P233 , à laquelle Hugo L098 , évoquant Navarin, ne manque pas de jeter l'anathème : " Je te retrouve, Autriche ! Oui, la voilà, c'est elle ! Non pas ici, mais là Dans la flotte infidèle.

" Encore une fois, collégiens, hommes du peuple, hommes d'affaires et militaires, sans parler des poètes, vibrent, ouversent de l'argent, ou se mettent au service des Grecs.

La diplomatie européenne fait, tardivement, le reste.

On serait même tenté d'écrire paradoxalement qu'il existe assez vite une internationale des mouvements nationaux.

En 1848, c'est particulièrementsensible.

Abonde Chialiva écrit de Lugano le 24 mars à Lamartine L120 : " La glorieuse Révolution du peuple français porte ses fruits.

Tous les peuples opprimés tentent de suivre votre noble exemple.

" Lamennais L1522 dans son Peuple constituant défend Italiens et Irlandais.

Des Polonais combattent dans l'armée hongroise.

Solidarité qui effraie autant qu'elle conforte.

Charles-Albert P1362 redoute la contagion des idées républicaines autant que les éventuelles ambitions françaises sur la Savoie.

Et le phénomène se poursuit.

Mazzini P2121 ne se contente pas d'appeler de toute son énergie inlassable l'Italie libre de l'étranger et unie ; il élargit la Giovine Italia qu'il a fondée à Marseille en une Giovine Europa .

Il souhaite l'indépendance des Slaves, Polonais ou Slaves du Sud, de telle manière qu'ils puissent servir de bouclier contre l'Empire et l'impérialisme russes.

Faut-il rappeler que la Première Association internationale des Travailleurs se fonde en 1864 à la suite d'un meeting tenu àLondres en faveur de la Pologne et que dans les débuts de l'Association la part des Polonais est considérable ? Enfin, le mouvement desnationalités, encore qu'il mette en jeu l'ordre européen établi, que l'Autriche, nous l'avons dit, et dans une moindre mesure la Russie y soienthostiles, rencontre sympathie et aide auprès des dirigeants des grandes puissances occidentales.

Angleterre et France défendent l'indépendancebelge contre les puissances absolutistes.

Plus tard, Palmerston P255 , autant par libéralisme que par souci de sa popularité, se pose en défenseur des nationalités et de leurs chefs, se gardant toutefois d'intervenir militairement.

Plus nettement, Napoléon III P244 aide l'Italie, protège la Roumanie, admet les progrès de la Prusse, établit un lien entre l'unité italienne et l'unité allemande.

A en croire un historien roumain, quelque peuoptimiste, s'il s'était vraiment engagé dans la voie de la révision, lors de l'insurrection polonaise de 1863, comme il en eut l'idée, l'Europe auraitpeut-être connu dès ce moment la condition qui sera la sienne au lendemain des traités de 1919.

L'ambition de Napoléon III P244 va plus loin encore : il veut voir dans l'Algérie un royaume arabe qui laissera toutes ses chances de développement au peuple indigène.

Générosité qui, iciencore, en fait un précurseur.

L'idée de nationalité, en effet, n'est pas limitée à l'Europe.

Et pas davantage l'éveil des nationalités.

Ne tombons pas dans l'égocentrisme européenqui est souvent la tentation, la solution de facilité des historiens français.

A la suite des États-Unis d'Amérique et avec leur aide précieuse, lescolonies espagnoles d'Amérique se soulèvent et se libèrent de l'Espagne ; de manière plus pacifique, l'immense Brésil s'affranchit du Portugal ;Cuba, auquel les Espagnols attachent d'autant plus de prix qu'il est le dernier reste important d'un empire prestigieux, réussit avec l'aide américaineà secouer le joug espagnol à la fin du XIXe siècle.

Ces mouvements européens et américains sont d'ailleurs liés plus qu'on ne le pense.

Il existeune solidarité atlantique dès la fin du XVIIIe siècle.

Après La Fayette P1942 , Garibaldi P114 est, au XIXe siècle, un nouveau héros des deux mondes, combattant en Uruguay avant de combattre en Italie.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'éveil des nationalités asiatiques se dessine, en attendant au XXe celui des nationalités africaines.

EnAsie, le Japon se met très tôt, dès le lendemain de son ouverture forcée, à l'école de l'Europe afin d'échapper à sa domination.

La techniqueoccidentale n'est qu'un moyen de conserver son âme.

Un écrivain de talent et de courage comme Yukio Mishima L1622 , encore qu'il ait subi les influences les plus occidentales, se demandera, jusqu'à en mourir, si le vieux Japon héroïque et brutal n'a pas été annulé par sa réussite technique.D'autres peuples hésitent plus longtemps sur la méthode à suivre.

Gandhi P113 cherchera à émanciper l'Inde en refusant et l'industrialisation et la violence : gageure mais qui a pu réussir.

L'Afrique est à son tour atteinte par cette forme ultime du mouvement des nationalités qu'on appelle ladécolonisation.

Le 26 août 1936, un accord signé à Londres consacre l'indépendance de l'Égypte.

La Seconde Guerremondiale est plus favorable aux peuples africains qu'aux peuples européens ; les colonies italiennes conquièrent leur. »